Algérie - 07- Occupation Française

Devoir de mémoire, Histoire d’un Parjure



« On s’occupe très activement à vider les silos des tribus d’Abdelkader, écrit le Moniteur. Ruiner les Arabes est le plus sûr moyen de les combattre ». On verra une seule colonne enlever 25.000 moutons et 600 chameaux; le comte Sainte-Marie décrit en 1846 une razzia de 80.000 têtes de bétail aussitôt bradées : on vendait sept ânes pour 35 sous.

Mais le pays est tellement riche que le détruire dépasse nos forces : « On arrive pas à couper tous les arbres, regrette Bugeaud. Vingt mille hommes armés de bonnes haches ne couperaient pas en six mois les oliviers et les figuiers de ce beau pays ». On poursuit cependant sans désemparer la destruction systématique des villages. Le général Camou en détruira vingt-neuf en un seul jour. « Tout les villages des Benni-Immel, déclare-t-il, ont été pillés et brûlés. On quittait des villages en feu par des sentiers semés de cadavres. Plus de trois cents villages avec leurs mosquées, écoles et zaouias ont été détruits ». « Plus de cinquante beaux villages, tout en pierre, ont été pillés et détruits », annonce triomphalement Bugeaud.

« Le nombre des douars incendiés et de récoltes détruites est incroyable », dit un rapport sur les colonnes de 1841 dans le sud algérien. Du Dahra, pays dont la fertilité était légendaire, P de Castellane écrit à son père : « Nous n’en sommes partis que lorsqu’il a été entièrement ruiné. »

Devoir de Mémoire

Pierre Péan vient de publier chez Plon, "Main Basse sur Alger" : Pour venger le coup d'éventail donné par le dey d'Alger au consul de France, la France occupa Alger, le 5 juillet 1830, et en chassa le dey. Cette vérité s'inscrit toujours dans les livres scolaires.

Et si le but principal de cette conquête avait été de faire main basse sur les immenses trésors de la Régence, pour reconstituer les fonds secrets de Charles X afin de corrompre et de retourner le corps électoral ? Après une longue enquête, Pierre Péan a retrouvé les traces embrouillées de l'or pillé dans les trésors de la Régence.

Louis-Philippe, la duchesse de Berry, des militaires, des banquiers et des industriels, comme les Seillière et les Schneider, ont profité de cette manne. Le développement de la sidérurgie française doit ainsi beaucoup à l'or d'Alger. Des générations d'élèves français ont appris que la conquête de l'Algérie, en 1830, avait eu pour prétexte le coup d'éventail (de plumes de paon, en fait) donné trois ans plus tôt au consul de France par le dey Hussein pacha. Le conflit avait, bien sûr, d'autres causes : une dette ancienne non réglée par Paris, les entreprises des pirates et la volonté de Charles X de redresser son image par une victoire.

Mais voici que Pierre Péan, journaliste d'investigation que l'on n'attendait pas sur ce terrain, met au jour une autre cause : le trésor de la régence d'Alger. De l'or, en pièces et en lingots. Pour une valeur proche de 4 milliards d'euros... cet or, transporté en France sous le nom de "plomb", n'enrichit pas seulement l'Etat. Ils furent nombreux à se servir au passage : militaires, banquiers, maisons de fournitures aux armées, comme les Schneider et les Seillière, le nouveau roi, Louis-Philippe, et même son prédécesseur, Charles X, qui put ainsi vivre en exil sur un grand pied... Péan indique d'ailleurs, au terme d'une méticuleuse enquête, qu'une partie de l'or d'Alger servit à financer, en 1832, le complot légitimiste mené par la duchesse de Berry.

Et que Louis Napoléon, futur empereur, ne s'émut guère, plus tard, de cette ténébreuse affaire : bien des profiteurs appartenaient à son entourage... (Jacques Duquesne - L'Express )


Pourquoi dévoiler et tourmenter la plaie qui, pendant quarante ans, a défiguré cette France romantique qui nous reste si justement frater nelle ? C'était, semblait-il, un pieux mensonge par omission qui ne faisait de mal à personne et nous dispensait de remâcher notre honte.

Nous sommes tous solidaires, et, dans la mesure de notre consentement, responsables ou complices de ce qui se fait au nom de la France. J'essayais de me persuader qu'une réprobation unanime ou quelque sursaut de lucidité incite raient nos Maîtres à dominer les prétentions qui les mènent et à clore une entreprise si évidemment contraire aux intérêts de leur patrie.

Cependant, ils s'obstinent depuis six ans dans une guerre chaque jour plus féroce. Notre silence ne devient entre leurs mains qu'une arme de plus pour défigurer, à son tour, le peu ple français du xxe siècle, humilier le peuple algérien, les mener tous deux aux mêmes désas tres et châtier les patriotes qui s'y opposent. Quand le scrupule tourne à la complicité, et les pieuses omissions aux conspirations du men songe, il n'est plus de recours que dans la vérité, aussi amère, aussi scandaleuse qu'elle puisse être.

La Croisade

Quand un peuple refuse une guerre qui offense son instinct, ses sentiments profonds et ses valeurs essentielles, la légitimité de son origine et de ses moyens devient dans le procès qu'il lui fait un préalable fondamental. Est-ce pourquoi les historiens interloqués ont vu le comn1issaire du gouvernement, au procès du « réseau Jeanson », tenter de justifier son réqui sitoire par des considérations historiques qui n'étaient et ne pouvaient être qu'un puéril assemblage de légendes rejetées depuis long temps avec la fausse monnaie de l'histoire?

La « sainte et glorieuse croisade» de 1830 devait, disait-on, débarrasser l'Europe et la Chrétienté d'un nid de pirates et d'esclava gistes. On le dit encore: les mythes sont tenaces> Quand la royale armada fit voile pour Alger, les raïs algériens avaient, depuis des années, amarré leurs chebeks. Quant aux escla ves chrétiens, il ne restait dans les bagnes d'Alger qu'une centaine de prisonniers de guerre, des Grecs de la guerre de Morée pour la plupart.

La vérité est que les prétextes de notre décla ration de guerre de 1827 n'étaient qu'une suite de provocations montées à Paris par les ultras, et en Alger par le financier Jacob Bacri, lequel Bacri avait, pour deux millions, acheté notre consul Deval, une créature de Talleyrand; lequel, pour beaucoup plus cher et depuis plus de trente ans (en fait, depuis les fournitures au Directoire, aux armées d'Egypte et du Rhin), était lui-même acoquiné et vendu à Bacri, lequel répétait à plaisir qu'il avait « le boiteux dans la main ». Au bout de ce ricochet de fourberies se trouvaient le duc d'Orléans et la guerre d'Algérie.

Des deux raisons essentielles de cette guerre, l'une procédait des convoitises qu'excitait depuis des siècles le fabuleux « Trésor de la Cassauba », aussi légendaire en Europe que celui de Golconde. Il était en effet colossal pour l'époque: les évaluations varient de 200 à 500 millions. L'historien Michaud juge tout à fait vraisemblable celle de 350 millions. (Le salaire moyen en France était alors d'un franc par jour).

A leur manière, Charles X et le prince de Poli gnac, dont le charme et la grâce «vieille France» auraient jeté une fausse note dans ces sordides scapinades, étaient des gentils hommes. Philippe d'Orléans, ce « gens-pille hommes» (pour reprendre un jeu de mots vieux de cinq siècles) prêt à tout pour réaliser l'obsession de sa vie, l'usurpation de la cou ronne, et qu'une odeur d'argent frais mettait aussitôt en chasse, était l'homme de la situa tion. C'est ainsi que «Talleyrand-bien-au-vent», embrouillant et débrouillant les fils de la révo lution de juillet, tissant sa toile de corruption, achetant Thiers (informateur vénal qui toucha des bourses énormes aux fonds secrets du Palais Royal) et les «révolutionnaires» du National, dupant Lafitte et Lafayette, fit cou ronner son complice. C'est ainsi que les étu diants et les ouvriers parisiens se laissèrent voler leur révolution, et que la guerre d'Algé rie, engagée par la branche aînée pour prévenir sa chute, en fut le signal.

Cependant, les bruits les plus fâcheux cou raient la France et l'Europe sur le « pillage de la Cassauba ». Les trois compteurs choisis par Bourmont (la «bande à Denniée») n'avaient « trouvé» que 48 millions. Louis-Philippe fit de son ami Clauzel le vice-roi d'Alger et l'en voya diriger cette affaire dans le bon sens: le sien. Une commission d'enquête fut nommée, remplit le rôle qu'on attendait d'elle: cha cun fut absous, à part quelques troupiers, qu'on laissait d'ailleurs à leurs remords. Le trésor était intact. Ces histoires de vol et de pillage n'étaient que subversion, insulte à l'armée. L'intendant Flandin fut le seul à refuser de signer ce procès-verbal de complaisance. Ce mauvais esprit lui valut les pires ennuis jus qu'à la fin de son existence. Cependant, le tré sor, amputé du « pourboire» officiel, emprun tait les chemins de Londres, où Talleyrand l'attendait. (Quelques bateaux furent aussi diri gés sur les ports sardes, dont Nice). Allégé du poids des inévitables partages, il aboutit enfin aux coffres de Louis-Philippe. Vingt ans après, Napoléon III faisait main basse sur ce qu'il pouvait en retrouver - c'est ce que Dupin appela « le premier vol de l’Aigle» - pour le consacrer à sa manne plébiscitaire. Ainsi, nos trois dynasties figurent à leur honneur dans ce qui fut la plus grande filouterie du siècle. Je dis filouterie, parce que la prise devait reve nir au peuple français si elle était légitime, au peuple algérien si elle ne l'était pas, mais en aucun cas au patrimoine, déjà gigantesque, de la Maison d'Orléans.

Tel est ce royal apologue. On a quelque peine à y croire. Pourtant les précisions des affaires Flandin, l'enquête du professeur Emerit (le plus lucide des historiens de l'Algérie), les révé lations des biographies de Michaud ne laissent guère de doute. Les écrits du temps abondent en allusions à peine voilées. La croyance popu laire remplissait de cet or les caves des Tui leries ou des bricks voguant vers l'Angleterre ou l'Amérique pour mettre le magot à l'abri des révolutions à venir.

Dès lors, Clauzel « tenait» le roi. Il en profita pour faire d'Alger une satrapie, fripon nant des milliers d'hectares dans la Mitidja, multipliant !exactions et cruautés. Quand le souverain fronçait les sourcils, Clauzel faisait imprimer dans les journaux à sa dévotion, comme L'Afrique française, des phrases de ce genre: « Les dépouilles devenues invisibles de la Cassauba ne doivent pas être l'unique résul tat de la guerre d’Afrique».

Tels furent les vrais parrains de cette guerre: Jacob Bacri, un ruffian de génie, Deval, un agent provocateur proxénète, le prince de TaI leyrand ou l'Astaroth-diplomate, le roi Louis-­Philippe « cette âme plus basse que mon par quet », disait Charles X), le président Thiers, l'un des plus grands criminels de notre histoire, et le maréchal Clauzel, dit «l’Homme Colonie », qui s'était déjà distingué à Saint-Domingue. Les sequins, doublons et diamants que les Algé riens thésaurisaient depuis des siècles furent les dragées de ce glorieux baptême, que béni rent avec transport le Pape et tous les prélats du royaume.


Louis-Philippe était trop compromis dans l'affaire de la Casbah pour, dès lors, risquer son Algérie dans le moindre conflit avec une Angleterre qui le tenait et à laquelle il devait tout. La flotte anglaise dominait à merci ce pré carré de la Maison d'Orléans et du même coup la politique de son obligé. «Ce n'était pas une alliance, écrivait alors Théodore Muret, mais une humiliante vassalité. L'Angleterre avait dans l'orléanisme un instrument, elle sut s'en servir». L'Algérie fut à la fois l'origine, l'alibi et l'excuse de cette trahison de dix-huit ans qui sacrifia aux soins d'une Maison les der nières occasions d'assurer enfin la sécurité euro péenne de la France, les promesses de sa vocation en Orient et dans le reste du monde. Une politique vraiment nationale aurait eu besoin de l'appui du peuple. Mais la « meute», une fois lâchée, risquait de balayer un trône impopulaire. Le roi dut donc céder au chantage algérien de l'Angleterre et mena son pays à ce « Waterloo de la diplomatie» qui nous coûta bien plus encore que celui de 1815. Dès 1831, des pasquinades sans équivoque couraient bou tiques et salons. Celle-ci par exemple:



Il parle anglais

Et même le souabe,

Mais il écorche le français

Et ne pense qu'en arabe.





L'autre raison de la guerre, apparemment politique, exprimait tout autant des intérêts précis. Pour Charles X, comme pour Louis-Philippe et Napoléon III, il s'agissait de « créer des dépendances devant un esprit d'indépendance» qui menaçait des pouvoirs débordés par l'histoire. Le trésor offrait des moyens de corruption, la colonie des espoirs de privilèges et de spéculations, la guerre un ins trument et des prétextes de répression. Elle servait à calmer les impatiences d'une bour geoisie avide d'agio et d'une caste militaire avide de gloire et de fiefs. Aux grands garçons de ce père modèle (car Louis-Philippe donnait dans les vertus familiales, comme Charles X dans le sacré et le serment, Napoléon III dans le libéralisme, Louis XVI dans la serrurerie et Louis XIV dans la grandeur), elle permettait de jouer au soldat sans troubler la sieste de l'oncle d'Angleterre. «Peu importe qu'on tire cent mille coups de canon en Algérie, disait papa, ça ne s'entend pas en Europe ». On essayait seulement, par de glorieux bulletins de massa cres de Bédouins, de couvrir la voix des patriotes qui, à la Chambre ou ailleurs, avaient le mauvais goût de dénoncer cette politique «d'abaissement continu », «cette étrange et inquiétante condescendance pour l'Angle terre » (Berryer), « cette étrange stratégie des choses au rebours» (comte de Sade).

Broglie, que Talleyrand détestait, disait que l'Algérie était notre loge à l'Opéra... Le mot va loin. Mais, quand le rideau ne tombe jamais, le spectacle finit par peser. Vingt ans après, sur les lèvres de Napoléon III qui, d'ailleurs, ne reprenait qu'une expression familière aux dépu tés « anti-algéristes », la loge à l'Opéra ne sera plus qu'un boulet. Le comte de Baudicour, officier et colon, dont les ouvrages sur l'Algérie faisaient alors autorité, mettait le doigt sur la plaie chronique de cette guerre: « Où trouver un champ de bataille qui permette un état de choses vicieux et sans changement? L'Algé rie était providentielle. Grâce à cette politi que, dont Thiers fut le grand instrument, nos officiers et les princes du sang avaient de brillantes occasions de se distinguer. Le nom d'Orléans était accepté de l'armée. Voilà le vrai motif de la guerre d'Algérie ».

Telle était, à l'égard du peuple français, sa « légitimité» : une gigantesque escroquerie et une trahison permanente. Quant au maintien de notre domination, il invoquait les habituels prétextes de toutes les entreprises colonialistes, fondées à la fois sur l'extermination ou l'asser vissement du peuple colonisé, dans la corrup tion du peuple colonisateur, au détriment de l'un et de l'autre, et au bénéfice multiplié du conducteur de l'attelage. Ces prétextes « légitimes» ont été depuis longtemps analysés et démasqués. « L'Algérie, dit Alexis de Tocque­ville, est une singularité en mal dans un système déjà détestable de colonisation ». La littérature anticolonialiste est aussi abondante que con vaincante. Et là n'est pas mon propos.

Nous le jurons par notre sang ...

C’est d’abord aux yeux du peuple algérien qu’il conviendrait de justifier une guerre infiniment plus cruelle pour lui que pour nous. Quelle « légitimité » lui en a-t-on offerte?

La réponse, je la trouve dans deux documents historiques, dont l’importance capitale pour ce procès fut ignorée ou même étouffée par nos historiens de l’Algérie française. Le premier est la série de proclamations en arabe répandues de mai à juillet 1830, dans toute l’Algérie, au nom du roi et de la nation française. Elles eurent sur la guerre d’Algérie et sur le destin du peuple algérien un effet déterminant à un moment décisif.

Le second est la version française du Miroir (Mira’t Edjezaïr), publiée à Paris en 1833 par Sidi Hamdan ben Othman Khodja. Depuis longtemps introuvable, ce grand classique de la nation algérienne et de l’histoire maghrébine, remarquablement écrit, étonnamment actuel, aussi précieux pour le moraliste que pour l’historien ou l’ethnologue, est le seul document algérien que nous possédions sur l’état de la Régence à la veille et au début de l’occupation française.

Dès la première ligne, le langage de ce lecteur de Benjamin Constant, de Grotius et de Tacite, rend un son admirable, qui revient vers nous comme l’écho mélancolique de la phrase de Tocqueville: « Pourquoi un pays doit-il être frappé dans tous ses principes de vitalité? Je vois la Grèce secourue, la Belgique aidée, la Pologne encouragée, les nègres affranchis par le Parlement britannique, et quand je reviens porter les yeux sur ma patrie, je vois ses malheureux habitants plier sous le joug de l’arbitraire, de l’extermination, de tous les fléaux de la guerre, et toutes ces horreurs commises au nom de la France libre... Mais je reste persuadé que les hommes soucieux de la gloire de la France vont enfin remédier à des actes qui sont contraires à cette gloire ». Cet appel d’outre-tombe attend toujours, et plus que jamais d’être écouté.

Des trois proclamations, la première reste la plus importante. Elle fut rédigée, sur les directives de Bourmont, en janvier 1830, par le marquis de Clermont-Tonnerre, colonel d’état-major et arabisant, aidé du plus grand orientaliste de l’époque, Sylvestre de Sacy. L’arabe employé se rapproche des dialectes maghrébins et comporte quelques néologismes adaptés à la pensée politique de la Restauration. Imprimés en secret par Engelmann, quatre cents exemplaires en furent confiés à une délégation extraordinaire, dont la composition témoignait de l’importance que le gouvernement lui attribuait: elle comprenait en effet le général d’Aubignosc, ancien chef de la police impériale, le colonel de Gérardin, notre ancien commissaire au Sénégal, et le consul Raimbert. Tous trois étaient des familiers du monde musulman.

Ils débarquèrent à Tunis le 30 avril. Leur mission était de faire répandre la proclamation jusqu’au Maroc, d’obtenir la neutralité d’Ahmed, bey de Constantine, des souverains de Tunis et du Maroc, et de recruter un corps d’interprètes capables d’expliquer aux Algériens, dès le débarquement, le sens du texte: nous venions pour les libérer et leur permettre de se gouverner eux-mêmes. Le fils de l’oukil (consul) d’Ahmed-bey à Tunis fut dépêché à Constantine avec la proclamation. Second personnage du royaume, très puissant, Ahmed était coulougli (descendant de Turc et d’Algérien) et spécialement visé: la proclamation en effet s’adressait d’abord aux coulouglis, qui formaient une bonne part de l’armée algérienne, et qu’on croyait, à tort, sur la foi de vieilles querelles, plus facile à séduire. Le consul du Maroc, acquis aux Français, se servit de Marocains déguisés en mendiants, qui gagnèrent leur pays à travers la régence, montrant le texte de la proclamation. Jules de Lasseps, fils de notre consul, s’installa près de la frontière algérienne. Aidé par un de nos agents, le Cheikh de la Calle, il s’efforça de toucher les tribus kabyles les plus puissantes, les Zouaoua et les Oulad Djebbar, dont les quarante mille guerriers, estimait-on, tenaient les portes de Fer. D’autres exemplaires, dissimulés dans des caisses d’échantillons, furent envoyés aux Maures d’Alger.

Que disait la proclamation?

« Nous, les Français, vos amis, partons pour Alger. Nous allons en chasser les Turcs, vos tyrans... Nous ne conquérons pas la ville pour en devenir les maîtres. Nous le jurons par notre sang... Soyez unis à nous, soyez dignes de notre protection, et vous régnerez comme autrefois dans notre pays, maîtres indépendants de votre patrie... Les Français agirons avec vous comme ils agissaient il y a trente ans avec vos frères bien-aimés les Egyptiens...

Nous nous engageons à respecter vos trésors, vos propriétés et votre sainte religion... Nous sommes vos amis sincères, et le resterons toujours... Venez à nous, vous nous ferez plaisir et notre amitié sera avantageuse... Nous vivrons en paix pour votre bonheur et pour le nôtre. »

Le 2 juin, l’Aviso, quotidien de Toulon, en veine d’indiscrétion, publia du texte une version quelque peu tronquée (le mot « indépendants » par exemple, n’y figurait pas). Des journaux de Paris la reproduisirent. Les ultras, qui ne juraient que croisade et extermination, n’en curent pas leur yeux; on comprend que certains mots, dont la « sainte religion » musulmane, les aient choqués. La fuite était fâcheuse, étalait au grand jour le faux serment de sa majesté. Très chrétienne: ordre fut donné aussitôt de saisir tous les exemples de la proclamation qui restaient. C’est cette version de l’Aviso qu’on trouve chez Esquer et chez Favrod (lequel la dit publiée dans le Moniteur du 2 juin; mais l’officiel Moniteur s’en serait bien gardé). Le texte est bien gênant pour les tenants de l’Algérie française: les historiens Nettement et Christian se contenteront d’en donner la première phrase. Ainsi fait Berbruger qui présente ensuite la traduction de la deuxième proclamation en prétendant, par une inquiétante confusion, que c’est là le texte distribué par la Mission de Tunis.

Dans la deuxième proclamation, imprimée fin mai, et distribuée par nos troupes à l’armée algériennes et n’est plus question de faire la guerre aux Turcs, mais à leur dey. Le but est d’isoler le dey de sa milice, son odjak: nous ne venons que pour remplacer un roi indigne par un prétendant plus raisonnable. Les promesses sont renouvelées, mais les menaces se précisent: « Votre Pacha va subir l’humiliant châtiment qui l’attend... Je vous garantis que votre pays restera dans l’état où il se trouve... Je vous garantis et vous fais la promesse solennelle et inaltérable que vos mosquées grandes et petites ne cesseront d’être fréquentées, et plus encore... que personne n’apportera d’empêchement aux choses de votre religion et de votre culte. Hâtez-vous de saisir l’occasion. Ne soyez pas aveugles à l’éclat lumineux de la délivrance, Musulmans, ces paroles viennent d’une entière amitié et de sentiments pacifiques. Si vous préférez résister et combattre, sachez que tout le mal qui en résultera viendra de votre fait. Le Seigneur inflige les plus rigoureux châtiments à ceux qui commettent le mal. Si vous vous opposez à nous, vous périrez tous jusqu’au dernier. C’est un conseil bienveillant. Personne ne pourra détourner de vous la destruction si vous ne tenez pas compte de nos menaces. C’est un arrêt du destin, et l’arrêt du destin doit finalement s’accomplir. »

La troisième version imprimée le 5 juin, était destinée à être affichée dans la ville après sa reddition, et répandue de là vers les tribus de l’intérieur pour les inviter à traiter et à se rallier: « Je vous assure sur mon honneur que j’exécuterai fidèlement toutes mes promesses. Votre pacha a encouru son châtiment... Je prends devant vous d’une manière solennelle l’engagement et vous promets d’une manière irrévocable et sans équivoque que vos mosquées, vos chapelles seront respectées, que votre culte sera toujours exercé librement, comme auparavant. Envoyez-nous vos parlementaires. Nous nous entendrons avec eux. Nous prions Dieu pour vivre en accord avec vous... Si vous voulez nous tenir tête, vous vous exposerez à des dangers incalculables. Ne vous exposez pas à notre fureur. Sachez, Seigneurs et amis, que le langage que je tiens est la pure vérité. C’est une promesse solennelle et irrévocable. »

C’est, d’abord l’extrême solennité du serment et des engagements, jointe au ton catégorique de la menace d’extermination, qui rend ces proclamations si frappantes. Cependant, notre consul à Tunis, Mathieu de Lasseps, ne croyait guère à leurs effets. Les sachant ruse de guerre qui sera tôt ou tard démasquée, il était sans illusion et pensait que « l’armée française trouverait l’opposition de la plupart des classes et que leur soumission serait toujours précaire et suspecte. »

Mais comment les lecteurs algériens des proclamations auraient-ils soupçonné que leur auteur, le colonel de Clermont-Tonnerre, put être en même temps celui du projet de colonisation et de christianisation - on disait alors « civilisation » - de leur patrie?

Dans les jours mêmes où il faisait répandre la proclamation, Bourmont déclarait aux armateurs réunis à la Chambre de commerce de Marseille qu’il prenait possession d’Alger « pour en faire une colonie », Polignac parlait d’agrandissement de la France en Afrique, Charles X de croisade, et l’évêque de Marseille, devant les chefs de l’armée, « de ces lieux que Saint-Louis du haut du ciel, nous invite à conquérir pour y faire renaître l’église d’Afrique » dans les sueurs et dans le sang de ses martyrs.

Tout montre, au contraire, que les Algériens prirent ces proclamations au pied de la lettre. Ce n’était pas de la naïveté. Pourquoi supposer chez une « nation connue pour être magnanime et équitable », comme disait Hamdan, une telle félonie? Les kabyles écrivaient encore à Bugeaud en 1844: « N’étions-nous pas sensés croire qu’un tel chef ne nous tromperait pas? »

Les Français ne s’étaient-ils pas contenté de protéger l’Egypte? N’avaient-ils pas récemment quitté l’Espagne et la Morée, une fois atteints les buts avoués de l’expédition? Les Anglais n’avaient-ils pas fait de même devant Alger en 1816, 1819 et 1823? Ne disaient-ils pas qu’ils s’opposeraient à notre occupation? Comment un royaume aussi riche et aussi vaste que la France aurait-il commis la folie de vouloir, au prix de pertes et de dépenses incalculables, s’emparer d’un pays difficile, trop peuplé pour servir de trop-plein aux Européens et impropre à ces cultures tropicales que nous recherchions, d’un pays où sept cents tribus, renommés pour leur fanatisme national et religieux, n’accepteraient jamais une occupation étrangère et chrétienne?

... A moins de prêter à la France une arrière-pensée d’extermination. Mais le soupçon était invraisemblable: on ne peut songer à exterminer un peuple qui représentait à lui seul la moitié de la population des quatre Etats barbaresques. Invraisemblable et injurieux à l’égard de la nation qui se disait la plus civilisée du monde: la France n’était-elle pas l’amie et la protectrice du roi d’Egypte? Le roi de Tunis, le Grand Turc ne pressaient-ils pas d’avoir confiance en elle? Toute l’Europe ne convenait-elle pas que ce n’était là qu’une expédition punitive, destinée à effacer la trace d’un malencontreux coup d’éventail?

Mais l’argument religieux dut être le plus déterminant. Comment un roi aussi pieux que le très chrétien Charles X, qui parlait de défendre la Sainte religion musulmane en invoquant la protection divine, aurait-il pu commettre au nom de la France un tel parjure?

Pour un Musulman, ce crime était impensable, je dis bien, impensable. L’Ibrar-el-Muksam, l’accomplissement du serment, est un des « sept devoirs capitaux » (El Boukhari, II 99). La nafa’a, la rupture du serment collectif par le sang Kasam bi hayati) avec invocation de l’Islam et du nom divin - tel était bien le serment de Charles X - un sacrilège d’une extrême gravité qui voue le coupable à la mort éternelle, à la bara’a, anéantissement de l’âme et de la vision divine. Seule la réparation, la k’fara (du temps de l’hégire, le prix en était la libération de ses esclaves par le repentant, ce qui, à l’époque, signifiait sa ruine) peut conjurer ce kufr ennfak (serment hypocrite prononcé avec l’intention de le violer) qui faisait du criminel un exclu, un kafir (d’où viennent nos mots « cafre » et « cafard »).

...l’éclat lumineux de la délivrance ...

Aussi, à leur retour à Tunis, nos émissaires rapportaient-ils que la proclamation avait produit « un effet admirable ». « Les proclamations, en nous présentant en amis venus les affranchir, ne restèrent pas sans effet, dit un rapport du général d’Aubignosc. Beaucoup de tribus ne répondirent pas à l’appel du dey ».

« Pourtant les kabyles dont « le sens national était très vif », se préparèrent à repousser l’envahisseur. A la bataille de Staouéli, les contingents fournis par les tribus s’élevaient à plus de cinquante mille hommes. Mais si elles soutinrent leur souverain, leur doulatli et son odjak, ce fut par solidarité nationale et religieuse, non parce qu’elles doutaient de notre serment. Parcourant la kabylie deux ans plus tard, Hamdan retrouva partout la proclamation soigneusement conservée, comme un « monument ». « Elle devait, écrit Hamdan, contribuer à influencer les esprits et à faire pencher les personnes modérées vers les moyens pacifiques. Toute l’énergie que nous aurions pu déployer fut paralysée ». En 1833, les Maures d’Alger, dans une supplique au roi affirment qu’ils ont « refusé de marcher » contre l’armée française parce qu’ils avaient cru dans les proclamations.

Les kabyles, en descendant sur Alger pour nous repousser, trouvèrent des Maures indécis, les soldats de l’odjak intrigués par notre deuxième proclamation et la rumeur que le Grand Turc tenait pour nous. (Dans le but de l’accréditer, nous avions, paraît-il, déguisé un interprète, qui se faisait passer pour son ambassadeur, Tahir Pacha). La nuit, nos soldats plantaient des piquets garnis de proclamations entre les lignes, les Algériens venaient les prendre. Des émissaires venaient à nous: ces déclarations disaient-elles la vérité? Un jour, un vieux marabout, simulant la folie pour franchir les lignes, s’en retourna, chargé d’imprimés. Une autre nuit, quatre fils de cheikh se glissaient dans notre camp et demandaient à voir le maréchal. Puis ce furent deux chefs arabes suivis de leur esclave noir; Bourmont les rassura: ils n’avaient rien à craindre pour leurs libertés, on n’en voulait qu’à leur maître. Ils convinrent de quitter le lendemain le champ de bataille et de rentrer dans leurs montagnes. Le lendemain, 19 juin, vit la décisive bataille de Staouéli. Vers onze heures, les Algériens voyaient la victoire entre leurs mains. Alger, prévenue, se réjouissait déjà, supputait le nombre de têtes coupées. Nos troupes reculaient. La division Berthezène, isolée, en pointe, était en difficulté. C’est alors que, sur une attaque de la deuxième division, une partie du front algérien, tenue par les Kabyles, flancha subitement et découvrit ses batteries, qui furent enlevées. Une panique s’ensuivit. Le camp fut pris. Le chemin d’Alger était ouvert. Nos ports, aussi bien que les témoignages venus du camp algérien, ceux du docteur Pfeiffer, chirurgien de l’armée algérienne, et du Turc Hajji Ahmed, signalent que cette subite défaillance semblait « obéir à un mot d’ordre ».

Que faisait Alger? Un de nos interprètes, le Syrien Buzas, passé dans les lignes ennemies pour y répandre et commenter les proclamations, réussit à se faire conduire auprès du dey, devant les notables assemblés, et lui révéla l’effet que produisaient les proclamations: les tribus nous vendaient du bétail; bientôt il n’aurait plus d’armée. Le dey, stupéfait, furieux, le traita de menteur impie et le condamna à mort pour espionnage. « Les Français me vengeront, dit Buzas. Ta ville sera livrée au pillage et ses femmes outragées ». Il fut décapité le 29 juin.

En dépit des proclamations, les Maures avaient jusque-là soutenu leur chef d’Etat. Le 4 juillet, après la spectaculaire explosion de Fort l’Empereur, qui démoralisa les assiégés, l’assemblée des notables se réunit au fort de la marine. Hamdan nous rapporte le récit de la réunion. On se mit d’accord pour juger que, « la civilisation étant basée sur le droit des gens, on n’avait rien à craindre d’une nation civilisée et honorable qui ne violerait pas ses promesses...La crainte de voir verser le sang à flots et massacrer femmes et enfants parlait en faveur d’un traité de paix ».

L’assemblée envoya une délégation à la Casbah. Le dey se rendit à ses raisons, consulta Saint-John, le consul d’Angleterre, qui rapprocha les deux parties, rassurant le Dey sur les promesses de la France, représentant à Bourgmont qu’exiger une capitulation sans conditions c’était souhaiter la destruction d’Alger; ce dont Bourgmont, soucieux d’en sauvegarder le butin, se défendait fort.

Le fils de Hamdan Khodja qui parlait anglais et français, le maure Bouderba, qui parlait français, furent choisis comme négociateurs. Ils eurent la première entrevue avec le général en chef, puis revinrent auprès du Dey et de l’assemblée, accompagnés du colonel Louis Brachewicz notre premier interprète, que Bonaparte avait déjà chargé des négociations avec Murad Dey. La discussion reprit. Les termes de la convention furent lus et précisés. Ceux qui semblaient confirmer la proclamation furent acclamés et emportèrent la décision. Brachwicz rentra au camp, accablé, tremblant, « comme frappé de maladie nerveuse ». Une duperie aussi cynique envers un peuple dont il avait pu juger la confiante crédulité est-elle moralement au-dessus de ses forces ? Il ne s’en releva point, mourut deux semaines plus tard dans des conditions restées mystérieuses.

« Les conversations furent longues, note le général Valazé. Mais on était tellement pressé de rentrer dans Alger qu’on fut très larges sur les termes de la capitulation ». Armand Hain parle plus crûment : «On était pressé de plonger une main rapace dans les immenses trésors de la Cassauba ». C’est ainsi que les maures d’Alger, croyant acheter leur indépendance avec leur trésor obtinrent de Bourmont que la convention du 5 juillet garantit la liberté des habitants de toutes les classes, leur religion, leurs propriétés, et qu’il en prit l’engagement sur l’honneur.

Les fanatiques de l’Algérie française s’en plaindront, tel Montagne qui écrivait un an plus tard: « Bourmont a fait une faute énorme en traitant presque d’égal à égal ». De toute façon, Alger eut été pris. Ibrahim, le chef de l’armée algérienne, était un incapable. Si leurs fantassins tiraient mieux que les nôtres, si l’audace de leurs cavaliers était sans borne, notre artillerie (surtout nos pièces de 8), comme toujours magnifiquement servie, nous donnait une supériorité écrasante. « Un de nos obus, nous dit le correspondant du National suffisait pour mette en fuite des centaines d’Arabes ». Le feu d’artifice de nos fusées Congrève, plus pétaradant que meurtrier, mettait le diable de notre côté.

Mais, sans les proclamations, la ville eut tenu jusqu’à complète destruction. « Si on avait pu penser être traité ainsi, dira Hamdan, on aurait joué le tout pour le tout ». Toute l’Algérie fut descendue de ses montagnes, les Maures d’Alger n’auraient pas collaboré, les tribus n’auraient pas mis l’arme au pied, ne seraient pas rentrées dans leurs villages où elles attendirent de nous juger à nos oeuvres. Le 13 juillet, Bourmont rapporte au roi que, depuis la prise d’Alger, pas un coup de fusil n’a été tiré dans le pays, et que les Arabes, « dont les hordes tiraillaient sans cesse nos colonnes, ont repris leurs habitude ». A ce moment, dira Bouderba à la commission d’enquête de 1833, « un Français aurait pu aller seul jusqu’à Oran ». Ce fut cette trêve qui sauva notre armée et sa tête de pont, tous nos rapports en font foi. Le lieu tenant le vaisseau Hugon, chargé de la liaison vitale entre Sidi Ferruch et Alger, se désespérait de la voir à la merci des tribus. Nos troupes décimées par la dysenterie, démoralisées par le pillage, divisées par les rumeurs françaises de la révolution imminente, n’aspiraient qu’à rembarquer. Nos officiers se disputaient les places de retour. Une poussée vigoureuse nous eut rejetés à la mer. Ces trois semaines de répit nous permettaient d’organiser le camp retranché et de nous y raffermir. Elles sauvèrent les vainqueurs d’Alger.

« Venez à nous »

C’est alors que se tint l’Assemblée nationale de Temendfoust (Cap Matifou), d’où devait sortir le « Serment du Jeu de Paume », du 26 juillet, l’une des grandes dates de la nation algérienne . Elle réunit les chefs arabes et berbères, dont les célèbres Ben Quanoun et Ben Zamoun, vieux tribun Kabyle avisé et diplomate, les notables maures et coulouglis, et même l’Agha que nous avions investi, lequel dut répéter ce que Bourmont disait aux Maures: qu’il quitterait Alger dans les six mois en leur laissant le gouvernement du pays. Les partisans de la négociation expliquèrent que si le doulatli et son odjak répondaient mieux à leurs préférences nationales et religieuses, les Français, eux mal adaptés au climat, las de se morfondre en exil et de piétiner dans Alger, finiraient bien par rembarquer de leur propre chef. Il serait toujours temps, s’ils violaient ouvertement leur promesses, d’en aviser Ben Zamoun écrivit donc à Bourmont pour lui proposer de négocier un traité « librement débattu et négocié ».

Mais Bourmont, bien sûr, ne voulait pas de vraie négociation. Il brusqua les choses. Polignac, qui recherchait un succès de prestige, était pressé de voir le drapeau blanc flotter sur l’Atlas, et de disposer des richesses d’une légendaire Mitidja. Bourmont, de son côté, voulait préciser son rêve: entourer la plaine d’un canal, y fonder une nouvelle féodalité de barons et d’ordres monastiques. encouragé par la camarilla d’ultras dont il s’entourait, il décida de pousser jusqu’à Blida. « S’il avait seulement envoyé des négociateurs un peu adroits, écrit Louis de Baudicour, et les Maures le sont tous, il aurait établi définitivement notre ascendant. Mais il ne fit qu’une promenade de plaisir ».

Le plaisir tourna au désastre. Au retour, la colonne assaillie par « des essaims d’Arabes et de Kabyles », échappa de justesse à la destruction. Bourmont lui-même dut tirer l’épée pour se dégager. « Trop longtemps offerte, dit Machiavel, la main tendue se referme et devient poing ». Cette assemblée de Temendfoust, qui aurait pu être les assises de la paix, devint les Etats généraux de la guerre de Libération. La déception fut d’autant plus amère que le crédit porté au serment royal apparut alors comme une faute ou même une trahison. Les gamins d’Alger chantaient des refrains sabir, qui brocardaient cette crédulité:

El Inglès vanir, fazir bouboum (1) Allusion au bombardement d’Alger par Lord Exmouth en 1816.

macache chapar Alger

El Fransès vanir, fazie turlu-turlututu

Le « nettoyage » de la Cassauba, les maisons d’Alger pilées et détruites, les mosquées profanées, la campagne proche saccagée, les maladroites insolences de Jacob Bacri qui se targuait d’être le vrai maître d’Alger, allant jusqu’à donner directement ses « ordres » aux tribus zouaoua, s’éclairaient à la lumière de l’expédition de Blida; elle déclencha ces ressorts de la guerre que les proclamations avaient jusqu’alors bloqués. Le parjure démasqué, on se rappela le verset du Coran (Sura II, 190) qui fait un devoir d’attaquer les auteurs d’un tel sacrilège. On jura de se venger. Le capitaine Barchou Penhoen, de l’état-major de Bourmont, nous dit qu’alors « la guerre fut résolue tout d’une voix, dans un concert de belliqueuses clameurs. Autour de ce sénat patriarcal s’agitait une foule immense, caracolant, brandissant ses armes, applaudissant bruyamment aux discours des cheikhs qui parlaient en faveur de la guerre. » Partout, les campagnes s’agitaient. On détourna les troupeaux destinés au ravitaillement d’Alger. Les émissaires ne cessaient d’aller et venir d’une tribu à l’autre. La résistance algérienne commençait. Elle dure encore.

« ...notre fureur »

La franchise, la brutalité avec laquelle nos maîtres du siècle dernier affirmaient leur volonté d’extermination nous paraîtraient invraisemblables si on ne savait avoir affaire à des hommes dont beaucoup étaient endurcis par dix ou quinze ans de guerre et d’occupation impériale, aigris par la défaite finale, et affligés pour la plupart par un racisme primitif.

Bourmont n’avait jamais caché son intention de « refouler » le natif au-delà de l’Atlas. Alger n’était pas encore pris que journaux, proclamations, mandements d’archevêques appelaient à la destruction de l’infidèle. On lit dans le très catholique Observateur de Neustrie en juin 1830 : « N’a-t-on pas le droit d’exterminer les Algériens comme on détruit par tous les moyens possibles les bêtes féroces, ». « Ce sont des bêtes fauves dont on ne saurait trop se défaire », s’écrie le Drapeau blanc en rapportant les combats de Sidi Ferruch.

Clauzel, en novembre 1830, annonce le premier massacre collectif, celui de Blida : « J’ai ordonné aux bataillons de détruire et brûler tous se qui se trouve sur leur passage ». Le crime accompli, il s’en lave les mains dans cette jolie phrase : « Quand on fait la guerre, ce n’est pas pour accroître l’espèce humaine ». C’était Clauzel, il est vrai, c’est-à-dire l’expression brutale et grossière des secrètes intentions de Thiers et Louis Philippe. Son successeur de 1831, Berthezène, sera plus lucide : « Ce système de violence et de cruauté qui nous a fait perdre Saint-Domingue, on veut l’importer en Algérie. Je ne comprends pas l’aveuglement des colons qui applaudissent sans penser à ce qui va en résulter ».

Quel était donc ce système que Rochambeau et Clauzel avaient mis en œuvre à Saint-Domingue : « l’affreuse conception d’exterminer l’espèce de l’île toute entière », nous dit dans ses mémoires le Duc de Rovigo, qui la fait sienne en succédant à Berthezène : « Les rejeter comme des bêtes féroces au loin et pour toujours, dans les sables du Sahara ». L’extermination des tribus de la tribu des Ouffias, à Maison-carrée, est restée célèbre. Après le massacre, remettant un étendard au régiment qui, de concert avec la légion étrangère, s’en était chargé, celui du colonel Schauenburg, de sanglante mémoire, Rovigo proclame : « Il sera toujours sur le chemin de l’honneur... Maintenant que vous avez jeté la terreur chez les Arabes et que votre armement est complet, je dois espérer plus encore que la dernière fois. Et ce sera avec le même orgueil que je vous présenterai comme le plus redoutable des régiments de cavalerie ».

Son successeur reprendra ces appels au meurtre : n’ayant pu exterminer la tribu de la Mitidja qui avait exécuté un de nos caïds pour trahison, il proclame dans son ordre du jour - la présence de la commission d’enquête l’incitant à quelque réserve - : « J’aurais pu commencer les représailles... Mais, soldats, le châtiment s’accomplira. Malheur à la tribu coupable qui tombera sous vos coups et que je livrerai à votre juste vengeance ». Ce qui d’ailleurs n’aurait probablement guère ému la commission. Quand elle siégea, en septembre 1833, quatre génocides avaient été déjà commis : Blida en 1830, les Ouffias et les Kharezas en 1832 et, en 1833, Bougie dont les habitants qui n’avaient pu fuir furent égorgés dans leurs demeures jusqu’au dernier. Qu’en disent les procès-verbaux ?

« Sans doute de malheureuses tribus d’Alger et de Bône peuvent être exterminées, mais ça crée des difficultés nouvelles ». Admirable détachement !

La mission que le roi et le ministère de la Guerre lui avaient confiée était « de décider s’il fallait les soumettre ou les chasser ». Voici sa réponse : « Les indigènes restent indomptés et indomptables. Les Arabes verront toujours en nous des imposteurs. Ils ne sont pas destinés à vivre avec nous ». Comment disposer de ces «incivilisables », écarter ces intrus ? « Ne pas dire, poursuit-elle, qu’on les extermine ou qu’on les refoule », mais dire « qu’il recule devant notre civilisation. Le seul rapport est l’usage de la force...Quand aux maures des villes, advienne que pourra ». Nous savons ce qu’il en est « advenu ».

Ainsi l’extermination devient doctrine officielle, Clauzel revient et en usera. En débarquant, il annonce : « Dans deux mois les Hadjoutes (tribu de la Mitidja) auront cessé d’exister ». Parole fut tenue sauf qu’il fallut non pas deux mois, mais cinq ans. Et de cette plaine où il y avait, en 1832, suivant un rapport de Rovigo au ministre, vingt-trois tribus et douze mille cavaliers, Tocqueville dira en 1840 : « Une plaine comme l’Alsace, et pas une maison, pas un homme, pas un arbre ». Il dira de la plaine d’Oran, où avait sévi pendant deux ans le général Boyer (Celui que l’armée avait surnommé Pierre le Cruel pour ses massacre de la guerre d’Espagne) : « Plus un Arabe à quinze lieues d’Oran ».

L’honorable maréchal Clauzel dit ce qu’il pense et fait ce qu’il dit. Ses arguments sont d’une rare logique. « Il nous faut Tlemcen et Constantine, comme il fallait Calais à la France. Et tant que les Anglais l’on occupé, ce fut notre guerre d’extermination ». Il fait alors écrire dans son journal, l’Afrique française : « Les avantages de l’Algérie seraient immenses si, comme en Amérique, les races indigènes avaient disparu, et si nous pouvions jouir de notre conquête en sécurité, condition première de toute colonisation. Ce but atteint, il serait bon de voir ce que font les Anglais de leurs colonies...Colonisons, colonisons ! A nous la Mitidja ! A nous la plaine ! toutes ces terres sont de première qualité. A nous seuls ! Car pas de fusion possible avec les Arabes. »

Armand Carrel, ce partisan de la conquête, écrira de Clauzel : « Une entreprise dont l’objet avoué est sauvage devient mission civilisatrice ! Nous nous engageons sans retour sur des voies périlleuses ». Sans retour, en effet; en 1838, le général Bernard, alors ministre de la guerre, justifiait devant la Chambre la courte trêve que marqua le traité de la Tafna en décrivant l’autre terme de l’alternative, auquel on mettait enfin un point final : « Refouler, exterminer les populations, ravager, incendier les moissons, étaient les seules moyens d’atteindre un ennemi qu’on s’efforce en vain de réduire par un choc régulier et décisif ».

En 1839, le traité était rompu. Comme disait la commission, « Nous flottons sans cesse entre l’espoir de la soumission et la nécessité de l’extermination ». Les « seuls moyens » reprenaient le dessus. Et, satisfait, le général de Bellonnet déclarait à la Chambre en 1844 : « Le prise d’armes de 1839, en mettant fin au déplorable traité de la Tafna, a fait de la domination absolue la base de notre établissement ». Domination absolue ? Bugeaud nous la définit : « C’est la guerre continue jusqu'à extermination », et l’illustrera dans un rapport de la même année : « J’avais résolu de faire beaucoup de mal à la tribu des Flissas. Refoulés, les Kabyles ont subi des pertes énormes.. On voyait de longues files de montagnards emportés leurs cadavres ». Tous nos généraux n’avaient pas l’extermination aussi allègre : « Depuis onze ans, constate tristement le général Duvivier, on a détruit, incendié, massacré hommes, femmes et enfants avec une fureur toujours croissante ».

Dans le temps (le temps d’une velléité) Napoléon III se rêvait Empereur des Arabes, l’arabophilie fut de mode à la Cour. L’extermination devenait une fausse note. On voit alors ces deux avocats de l’Algérie française, Emile de Girardin, défenseur des militaires, et Clément Duvernois, défenseur des colons, se rejeter l’un sur l’autre les responsables de cette incongruité. C’est la faute aux colons dit, dit Girardin : « Chaque fois que le sentiment comprimé de la religion et de la nationalité a fait explosion en eux (les Algériens), leur avons-nous épargné l’extermination ? Pouvions-nous faire autrement ? Non, il est des conséquences inflexibles. La colonisation a pour conséquences l’extermination ou l’assimilation...Et il est impossible de se les assimiler ».

Pas du tout, répond Duvernois, c’est la faute aux colonels : « Si les Arabes sont sacrifiés en Algérie, ce n’est pas du fait de la colonisation, mais du fait de la conquête. Et il en sera ainsi jusqu’au jour où l’armée française abandonnera le sol algérien ».

Tous deux avaient raison : conquête et colonisation ne sont que la double expression d’un seul et même fait : l’exclusive domination d’une nation par une autre cause « inflexible » d’extermination pour un peuple dont l’esprit national indestructible ne nous a jamais laissé que l’alternative : extermination ou indépendance. Mais, à la Cour, les mots « Indépendance de l’Algérie» formaient une expression encore plus inconvenante...

Comment cette volonté d’extermination s’est-elle organisée ? Les procès-verbaux de 1833 nous en donnent le schéma. « La guerre politiquement conduite est indispensable. Une guerre «franche et généreuse » ne serait pas beaucoup plus belle. Car avant que notre civilisation ait été mortelle pour les Arabes ou qu’elle les ait fait reculer assez loin devant elle, il se passera bien du temps ». Donc, extermination progressive « par tranche ». Comment l’amorcer ?

Le tribut qui, pour les musulmans représente, nous l’avons vu, un acte d’allégeance nationale et religieuse, constitue la provocation idéale, car il se doit de le refuser. Donc « exiger le tribut par la force, partout où la force peut s’étendre». Ainsi, « se défendre et avancer, jamais reculer ». Que le refoulement soit le but ou non, « il sera certainement le résultat...Progressivement, abandon des uns, remplacement par les autres. Comme les Américains profiter de toutes les occasions pour obtenir la cession progressive de leur territoire... Sinon, ce serait la guerre prompte et terrible, la soumission ou la destruction ». Comme écrivait en 1833 Le Moniteur algérien, « pourvu qu’on y arrive, plus tôt ou plus tard est indifférent pour le résultat ».


Louis de Baudicour dira plus crûment : « On voulait vaincre les Arabes, mais ce gibier royal est bon à conserver ».

Pendant quatre ans, la monstrueuse entreprise se déroula comme prévu. Par l’extermination directe des combats et des massacres. Par l’extermination indirecte, beaucoup plus efficace : on livre les tribus à la famine, aux maladies, au froid et aux rigueurs du climat, en les coupant de leurs sources de vie, qu’on détruit sur place, ou dont on les arrache soit par le refoulement, la déportation ou l’exode, soit confisquant leurs terrains de culture et de parcours grâce à l’agenda d’expropriation que nous savons et qui fut, de ce forfait, l’arme la plus silencieuse, la moins salissante et la plus meurtrière.

La confiscation de 1872 (400.000 hectares) avait été précédée de beaucoup d’autres amendes et tribus écrasant obligeaient souvent les victimes à liquider, à « brader » leurs biens pour se libérer. Ce système de spoliation fiscale, inauguré en 1830 par Clauzel et Rovigo; faisait dire en 1872 au chef des Bureaux arabes que « l’indigène vit et meurt pour l’usurier et le percepteur ». Les amendes des délits de forêts et de chasse étaient considérés comme les moyens les plus efficaces.

Dans sa fameuse charte de 1863 sur l’Algérie, Napoléon III lui-même s’en indignera et citera cet exemple : en 1852, un jour de fête musulmane, dans les broussailles d’un douar, une battue fut organisée. Trois lièvres furent assommés à coups de gourdin. Dénoncés, les meurtriers furent poursuivis. Cinquante-trois d’entre eux furent condamnés à 50 francs d’amende. « Le douar fut ruiné ».

Et la ruine voulait dire liquidation à bas prix. L’extermination directe - qui tournait dans le cercle infernal des tributs exigés et refusés d’où l’expédition punitive, d’où le soulèvement, d’où les représailles - se nourrissait aussi de ce jeu machiavélique pudiquement appelé « politique indigène » qui consistait à lancer les tribus les unes contre les autres, ou encore à déchaîner contre les fellahs des douars ces milices de colons qui firent tant de mal en 1871 et qu’Armand Hain préconisait déjà en 1831. « L’eau-de-vie, écrivait le docteur Bodichon, a détruit les Peaux-Rouges, mais ces peaux tannées ne veulent pas boire. L’épée doit donc suivre la charrue ».

A la commission d’enquête de 1872, le préfet de Bouzet expliquera ainsi les excès des milices : « Vous savez bien que la guerre d’Algérie est un guerre où l’on fusille beaucoup. Le premier colon pouvait fusiller l’indigène qu’il voulait. » La ratonnade est une centenaire qui se porte bien.

On « entretenait les inimitiés », comme disait le ministre de la Guerre : Arabes contre Kabyles, Tell contre Sahara, Marabouts contre Oulémas, Juifs contre Maures, Turcs contre Coulouglis, Abdelkader contre Ahmed Bey. Entre mille exemples, voici comment le colonel Villot nous décrit sa politique de Bureaux arabes : « Les Sguich souffraient d’une agitation très vive. Je m’en tirait en les jetant sur les Haouras. Je leur pris 3.000 têtes de bétail. Cette diversion remit les Sguich dans le devoir ».

Dès 1833, la commission avait fixé la doctrine : « Livrer ses ennemis à la haine et au pillage de ces amis ». La réplique était inévitable : «Toutes nos actions, écrit le général de Brossardd, ont amené la destruction de ceux qui mettaient en nous leur confiance ». « On est maintenant tenté de croire, écrit Hamdan, qui avait bien deviné ce jeu satanique, que les Français propagent la mésintelligence dans l’intention de sacrifier le peuple algérien ».

Quand aux représailles, Rovigo avait fixé son tarif : « Pour chaque homme tué, une tribu exterminée ». C’était une boutade, mais elle donnait le ton. « On a trouvé dans la coutume Kabyle le principe de la responsabilité collective; nous l’appliquons avec un rare bonheur », écrit le Moniteur algérien. Oser justifier le système de représailles collectives et politiques par la dia de la mesbah (la rançon due par le foyer du coupable), institution de droit privé berbère, en effet quelle rare trouvaille !

Ce travail de destruction obstinée, le général Cavaignac l’appellera : « un jeu de détail qui ne produit que massacres ».

Le Miroir d’Hamdan nous explique pourquoi les guérillas du temps de la régence ne pouvaient la dépeupler seuls les combattants étaient en cause, femmes et enfants étaient épargnés. Ce sont eux, en effet, qui maintiennent le niveau démographique. « On enlève le plus de troupeaux possible, écrit le général Foy, et surtout les femmes et les enfants ». On comprendrait à la rigueur que les femmes qui combattaient (parfois, comme au Zatcha, avec leur enfant sur le dos) fussent massacrées; de la Kahena à Djamila Bouhired, la nation algérienne ne compte plus ses héroïnes. Mais les autres ?

Piller et détruire les villages, vider les silos (la metmora est une institution vitale dans un Maghreb aux récoltes irrégulières), brûler les récoltes, couper les oliviers, razzier les troupeaux, leur interdire les terrains de parcours (moyen sûr de les décimer), voilà ce qu’on appelait « dominer leur agriculture », ou « détruire leur principale industrie ».

Le général de Montpezat décrit la méthode de Tocqueville :

Vider les silos des Hachems, certains remplis depuis dix-huit ans.

Forcer la tribu des Hachems qui possède « un pays admirable », à se soumettre.

Mettre la main sur le pays.

« On s’occupe très activement à vider les silos des tribus d’Abdelkader, écrit le Moniteur. Ruiner les Arabes est le plus sûr moyen de les combattre ». On verra une seule colonne enlever 25.000 moutons et 600 chameaux; le comte Sainte-Marie décrit en 1846 une razzia de 80.000 têtes de bétail aussitôt bradées : on vendait sept âne pour 35 sous.

Mais le pays est tellement riche que le détruire dépasse nos forces : « On arrive pas à couper tous les arbres, regrette Bugeaud. Vingt mille hommes armés de bonnes haches ne couperaient pas en six mois les oliviers et les figuiers de ce beau pays ». On poursuit cependant sans désemparer la destruction systématique des villages. Le général Camou en détruira vingt-neuf en un seul jour. « Tout les villages des Benni-Immel, déclare-t-il, on étaient pillés et brûlés. On quittait des villages en feu par des sentiers semés de cadavres. Plus de trois cents villages avec leurs mosquées, écoles et zaouias ont été détruits ». « Plus de cinquante beaux villages, tout en pierre, ont été pillés et détruits », annonce triomphalement Bugeaud.

« Le nombre des douars incendiés et de récoltes détruites est incroyable », dit un rapport sur les colonnes de 1841 dans le sud algérien. Du Dahra, pays dont la fertilité était légendaire, P de Castellane écrit à son père : « Nous n’en sommes partis que lorsqu’il a été entièrement ruiné. »

Les habitants d’Alger, jusqu’alors si réservés, se joignaient au mouvement. Des armes circulaient sous le burnous, passaient les portes. Deux kabyles étaient surpris à la porte de Bab-Azoun, poussant deux chameaux chargés de fusils. Torturés, ils restèrent muets. On les fusilla. On retrouvait des soldats poignardés la nuit dans les ruelles. Arme dont usent les nations mises au secret pour se faire entendre, des carbonari aux fenians de l’Ira, le terrorisme était né. Les Français ne pouvaient plus sortir d’Alger sans risquer leur tête. La marine braqua ses pièces sur la ville. On abattit des maisons pour permettre aux batteries de Bab-El-Oued et de Bab-Azoun de prendre les rues en afilade. Les habitants étaient fouillés, les quartiers ratissés. Quarante conspirateurs furent fusillés ou pendus le 29 juillet. Le manège infernal des exécutions sommaires et des représailles s’ébranlait.

Le général Petiet nous raconte que les condamnés à mort chantaient toute la nuit, avant d’aller au supplice. Il demanda à son interprète s’ils n’étaient pas devenus fous. « Non, répondit-il, ils chantent l’hymne des héros martyrs de la foi ». C’est encore ce chant qui s’élève, repris en choeur, des prisons de France et d’Algérie, dans les heures qui précèdent les exécutions de Fellagha.

« Qu’avons-nous fait de nos solennelles proclamations? déplorait alors le baron Pichon. C’est ainsi qu’on crée des révoltés qui deviennent des héros pour leurs compatriotes ». Bourmont essaya de renouer les contacts, de prolonger les habituelles équivoques des négociations faussement souhaitées, qui lui avaient si bien servi. On lui répondit qu’un gardien de boeufs de la Mitidja ne voudrait pas être surpris en train de traiter avec un Français ». Nos amis devinrent suspects. Le marabout de Koléa, dont le prestige était immense, le perdit d’un seul coup en le mettant à notre service. « Ben Zamoun, qui avait paru disposé à se rapprocher de nous, écrivit Bourmont, à changé de langage et appelle aux armes ». Pour l’Algérien, la rupture d’une négociation qui n’est pas menée de bonne foi est irréparable. Il est fâcheux que nos maîtres ne s’en soient pas avisés plus tôt.

Le parjure était trop grave, la blessure trop profonde. « Les Français, écrit Hamdan, n’avaient pas accompli le centième de leurs promesses, qui étaient formelles... Non, le serment ne devait pas entrer dans les ruses de guerre. Il s’agissait d’honneur et de bonne foi. On peut dire hautement qu’on avait commis un péché politique ». En 1833, les Maures d’Alger diront au roi: « Nous avons été trompés et dupés et maintenant nous supportons toutes les imaginables. Une telle violation des proclamations rendrait féroces les êtres les plus dociles ». Cette violation eut de si graves conséquences qu’une des premières missions assignée à la commission d’enquête, en 1833, fut de rechercher quel avait été sur l’état du pays l’effet de « proclamations qui avaient garanti l’affranchissement des tribus ». Cette violation, répondra-t-elle, est « l’un des plus grands embarras du gouvernement et la source de la plupart des griefs ». Laurence, qui fut longtemps à Paris le directeur des Affaires algériennes, dira encore en 1835, à la tribune du Parlement: « Les proclamations de Bourmont sont des monuments pour les indigènes... Elles sont toujours debout, comme les monuments d’une justice trop longtemps refusée... »

Elles devaient peser longtemps encore sur toutes les tentatives de négociations. Lors de celles de 1832, qui furent peut-être notre dernière chance de terminer la guerre d’Algérie par une « protection à l’égyptienne », u duc de Rovigo qui lui demandait la reconnaissance du tribut, Ahmed déclara que, la proclamation du roi ayant garanti l’indépendance, les Algériens en étaient dispensés. « Après avoir violé ces promesses, ajoute-t-il, comment pourriez-vous tenir les traités que vous voulez faire? » Je citerai la réponse du général en chef, elle le mérite: « Le maréchal de Bourmont s’est servi de tous les moyens qu’il jugeait utiles à la perte de ses ennemis. S’il était resté à Alger, il serait revenu sur ce qu’il avait promis. Nous sommes ici par droit de conquête. On ne lit pas le destin, l’avenir appartient à Dieu. « Ahmed Bey dit alors à Hamdan Khodja, qui servait de négociateur: « Ainsi, ils violent leurs engagements au gré de leurs intérêts. Même si nous faisions un traité à des conditions sacrées, ils les violeraient tout comme avant. » Hamdan nous apprend qu’en 1832 les Kabyles répondirent à nos avances qu’on ne pouvait e fier à des parjures. Et voici la réplique des chefs kabyles aux propositions de Bugeaud en 1844: Forts de vos promesses nous avions gardé la neutralité. Nous possédons les écrits de vos prédécesseurs.

Tenez vos premiers engagements et le mal n’existera pas entre nous ». Leur langage se comprend. Ces velléités de négociation n’ont jamais été que ruses de guerre à la Bourmont. Que s’était-il donc passé à Alger après le 5 juillet pour que la déception fut si profonde? Laissons répondre les deux témoins les moins discutables et les mieux placés. Le général comte Berthezène qui prit Alger à la tête de sa division et en fut le gouverneur en 1831, et le général d’Aubignosc qui fut en 1830 notre premier directeur de la police en Algérie. « ce fut un système de rapine et de violence, dit Berthezène, une conduite indigne du nom français qui révolte tout ce qui a le sentiment de la justice ». « Les garantis méconnues provoquent la résistance sourde des citadins, confirme d’Aubignosc: nous sommes venus en amis, en libérateurs, ils ont eu foi en nos promesses. On les pile, on les torture, on insulte tout ce qu’ils ont de plus sacré ».

Que dira la commission d’enquête, choisie par le roi parmi les féaux (hormis un ou deux libéraux, tolérés pour figurer l’alibi de l’opposition constructive)? « Nous avons décoré de trahison le nom de négociation, d’actes diplomatiques de honteux guet-apens ». Quand d’Aubignosc déplore que la colonie ait une assiette équivoque », disons qu’il pratique l’euphémisme. Mais, pour les Clauzel, Louis-Philippe et autres Thiers, ce qui comptait, c’était l’assiette. Le reste n’importait guère. Je pense au mot de Talleyrand, attribuant ses pouvoirs à son zèle d’être « ce chien assez avisé pour porter toujours au cou l’assiette de ses maîtres ».

« ... Maîtres indépendants de votre patrie ».

Les proclamations, nous l’avons vu, garantissaient l’indépendance et les libertés, les personnes et les biens, les choses de la religion et du culte. L’indépendance, nous savons ce qu’il en fut. Mais ce qui surprend encore, c’est la hâte cynique que l’ont mit à la bafouer. Alger tombé, Polignac mandait aussitôt à Bourmont: « Occupez Bône, la France doit exercer son autorité dans toute sa plénitude. » Le lendemain même de la convention du 5 juillet Bourmont signait un arrêté proclamant la « prise de possession » immédiate du pays et « l’amalgame » des indigènes. Dès le 8 juillet, les journaux du gouvernement réclamaient l’annexion et on pouvait lire dans Le sémaphore du 14 juillet: « Le complément politique de notre victoire est une loi en deux articles: art. 1: Alger, Oran et Constantine font partie du territoire français. Art. 2: Ils forment trois départements. » En prenant possession, le 7 septembre, de son fief algérien, Clauzel proclamait au nom du roi, « l’occupation du royaume d’Alger et de toutes les provinces qu’il comprend, pour y faire régner pour toujours la justice et les lois. » Indispensable corollaire: il promettait en même temps des « punitions exemplaires » à ceux qui faisaient courir de coupables rumeurs d’abandon. La fameuse ordonnance royale de 1834 faisait de l’Algérie, et sans esprit de retour, « une possession française en Afrique, adoptant ainsi les conclusions de la commission d’Afrique: « 1° Alger doit être définitivement occupé par la France. 2° Il doit l’être à titre e colonie française. » Si les tribus prétendent conserver la possession libre et indépendante du pays, ce serait la guerre prompte et terrible, la soumission ou la destruction ». Vous appartenez désormais à la France », proclamera Clauzel. Le roi, recevant alors une délégation de « colons » algériens, leur déclarait sans ambages: « je veux qu’on dise le département d’Alger comme on dit le département des Bouches-du-Rhône ».

Mais il n’est pas de prison sans barreaux. Le 8 juillet, Bourmont demandait la création d’une cour prévôtale extraordinaire « qui permette l’exécution immédiate de la sentence ». Nos lois sont trop lentes, disait-il, et « des formes trop lentes seraient un signe de faiblesse ». Le 15 octobre, un décret de Clauzel soumettait l’Algérie à la loi du 13 brumaire an V, qui, des troupes, étend la juridiction des conseils de guerre aux indigène du pays conquis. Dès lors, tout devenait possible. Le code militaire de 1802, en effet, punissait de mort « toute tentative d’embauche en faveur de l’ennemi » (1, 14), termes d’une portée aussi arbitraire et imprécise que ceux de nos actuelles atteintes à la sécurité intérieure et extérieure de l’Etat. Légalisant ainsi le triomphe de la Croix sur le Croissant, le tourniquet des trois tribunaux militaires aussitôt établis à Alger, Oran et Bône se mit à tourner allègrement. En 1832, dans le territoire « soumis », un Algérien sur 320 passait en conseil de guerre, et parmi les inculpés un sur cinq était exécuté! Comme le constatait la commission d’enquête sur la guerre kabyle de 1871, notre « justice » considérait les Algériens à la fois comme des ennemis vaincus, ce qui entraînait les tributs de guerre, comme des sujets coloniaux, ce qui « justifiait » un séquestre de 400.000 hectares et comme des citoyens français, ce qui permettait de les exécuter comme criminels de droit commun. On les frappait des trois chefs, en leur refusant les garanties de l’un au nom de deux autres.

La garantie des biens? « En ce qui concerne les propriétés, déclarait la commission de 1833, il y a violation manifeste des engagements ». Bien des auteurs en ont montré et chiffré l’ampleur. Je m’en tiendrai aux tout premiers jours. Notre entrée à Alger fut le signal du pillage. Les journaux ultras en accusaient les juifs ou les soldats. La vérité est tout autre. « Malgré les traités, dit Aubry Bailleul, les officiers d’état-major ont pillé et volé impitoyablement ». Le général de Loverdo raconte qu’on voyait les chefs « mener la meute à la curée » et « des porteurs de noms illustres descendre de la Casbah les bras chargés de butin » (c’est probablement moins lourds à porter). « Si la France n’a plus rien à espérer du Trésor, ajoutait-il, il n’est pas perdu pour tout le monde ». Le Dr Pfeiffer qui s’était tant réjoui de notre entrée à Alger, elle devait lui permettre de revoir les compatriotes, dit sa déception quand un soir, rentrant à l’hôpital, il trouva sa maison « ratissée » par la civilisation, « régénérée », comme on disait. Des 5.000 maisons d’Alger, 3.000 furent confisquées et 900 démolies. Bourmont laissa détruire ces bazars où se trouvaient les ateliers de tissage, de broderies et de soieries qui faisaient la renommée d’Alger et les ressources de tout en petit peuple artisans et de marchands. Il fallait bien penser à nos exportateurs. Dans la campagne autour de la ville, ce fut pire encore. « L’occupation française a porté la destruction après elle, dit la commission, le luxe des maisons et des cultures ne reparaîtra plus de sitôt ». Pour répondre à l’indignation d’Hamdan, Clauzel invoquera cet argument: « Le génie militaire et les Ponts et Chaussées ont détruit à qui mieux mieux, mais il fallait bien employer les trop nombreux ingénieurs. » Tout cela cependant n’était que « les petits inconvénients de la guerre », comme il disait. Infiniment plus grave pour le peuple algérien fut son décret du 8 septembre 1830 qui séquestrait les biens habous (fondations religieuses) et ceux des domaines de l’Etat algérien. Ce décret touchait la majorité des propriétés urbaines, une bonne partie de la Mitidja et des plaines côtières. Dès lors, l’histoire foncière en Algérie ne sera qu’une suite de confiscations collectives ou individuelles, séquestres de tribus rebelles, « punies » ou en fuite. Les principales étapes « légales » en furent la loi de 1840 sur l’expropriation forcée (« inique et scandaleuse », dira Tocqueville), les décrets de cantonnements, les lois de 1863 et 1887, peut-être les plus désastreuses en dépit de leur apparence inoffensive: en individualisant des terres collectives familiales indivises, elles livraient en effet à une spéculation européenne sans scrupules une population éperdue de faim et d’épuisement. Longtemps, l’achat plus ou moins forcé de biens indigènes, revendus cinq ou dix fois plus cher, fut la principale ressource des « colons » algériens. Un officier des bureaux arabes expliquait à Tocqueville: « Il n’y a pas, monsieur, de colonisation possible sans terre. Il faut donc déposséder les tribus pour mettre les Européens à leur place. « Comme disait Raousset-Boulbon « l’expropriation est la condition première de toute colonie ». Le résultat, nous l’avons sous les yeux: trois millions d’hectare ses meilleures terres entre les mains européennes, lesquelles tiennent 90% des plaines d’Alger, d’Oran et de Bône, et 95% des plantations de vignes et d’agrumes.

Les promesses solennelles de respecter toutes les choses de la religion et du culte ne furent guère mieux tenues. La commission déplorait qu’après deux ans d’occupation, soixante-deux mosquées d’Alger eussent été confisquées et dix détruites. L’enquête officielle d’Albert Devoulx nous apprend en 1865 que des cent trente-deux mosquées d’Alger avant 1830, nous n’en avions laissé que douze au culte musulman. Qu’étaient devenues les autres? Détruites ou consacrées casernes, hôpitaux, écuries, bains publics, magasins, couvents, églises catholiques... ou incluses dans ces quartiers réservés au repos du guerrier, telle la petite mosquée de Sidi Hellel. Ainsi en fut-il dans les autres villes. A Oran, notre occupation ne laissa qu’une seule mosquée aux Algériens. « Nous avons profané sans ménagements les asiles sacrés des Musulmans, déclare la commission. Nous avons jeté les ossements des cimetières au vent ». Ce « vent » amena les bateaux qui les avaient chargés jusqu’à Marseille, où on les vendait aux fabricants de noir animal. Dans le même temps, le maréchal Clauzel s’emparait des pierres tombales pour se faire construire trois moulins... dont les ailes se refusèrent toujours à tourner. Il faut croire que le vent d’Afrique en avait assez des tristes besognes qu’on lui réservait.

Les décrets des 7 septembre et 9 décembre 1830 portèrent un coup grave à la religion et à la culture islamique: ils affectaient les revenus de toutes les fondations charitables et culturelles aux domaines français (que dirigeait, ironie de l’histoire, le colonel de Gerardin, le chef de la fameuse mission des Proclamations!). De ces revenus dépendaient l’entretien des monuments historiques, celui des mosquées et de leurs imams, celui des écoles, collègues, universités et de leurs professeurs, celui des conduites et fontaines d’eau potable d’Alger, l’assistance sociale aux pensionnés de guerre, aux malades, vieillards, orphelins et indigents des cités. « La ville se transforma en une population de mendiants et de désespérés », dit d’Aubignosc. Elle manqua d’eau. Les écoles durent fermer. Les monuments, faute d’entretien, tombèrent en ruines. Ces décrets furent catastrophiques pour la culture musulmane. « De quoi vous plaignez-vous? répondra Clauzel aux plaintes d’Hamdan. A ceux qui le demandent, on distribue trois sous par jour.

Que faisiez-vous des revenus des Habous? Vous alliez en Pèlerinage pour en ramener la peste. Votre culte? Est-ce que nos canons ne vous annoncent pas la fin du jeûne? Est-ce qu’on ne laisse pas vos moutons entrer à Alger pour l’Aïd? » La mauvaise foi de « ces Maures faux et rampants », comme les qualifiait hautement monsieur le maréchal, était sans borne.

Mais l’Islam était aussi à la base des lois civiles, criminelles et fiscales. Exiger les impôts coraniques, la zakat et l’achour, au nom de la nation chrétienne conquérante, était une atteinte directe au sens national et religieux du croyant, qui se devait de le refuser. Le tribut devint ainsi, entre nos mains, la plus efficace des provocations et des excuses de répression. Dès le premier jour, les taux furent triplés. S’y ajoutaient les « contributions correctionnelles »: ainsi sur des prétextes futiles, Rovigo frappera les deux petites villes de Koléa et de Blida d’une amende de 2.300.000 francs: la vente totale n’aurait pas atteint cette somme, remarque Hamdan.

Non moins contraire aux proclamations, aux yeux d’un musulman pour qui « la justice est la soeur de la piété », fut le décret du 22 octobre 1830 qui subordonnait la justice musulmane au contrôle de la justice française.

Trente ans plus tard, dans la Revue des deux Mondes, Jules Duval, qui exprimait alors la pensée officielle, écrira: « ... Un pas de plus, et la stratégie politique abordera, pour les entamer avec prudence, les institutions musulmanes et a leur tête la religion... Une attaque directe violerait les proclamations et soulèverait ces tribus. » Après quoi il déplore que le dogme de la Trinité rebute ces monothéistes, se félicité des 100.000 francs d’aumônes distribuées tous les ans (deux francs par mois par famille secourue! ), et exalte l’abnégation « des religieux », même des femmes du monde, poussées par un dévouement que stimulait la curiosité, qui ont pénétré sous les tentes pour soigner les femmes arabes ».

« ... Votre pays restera dans l’état où il se trouve... »

Le respect des personnes fut-il mieux assuré? La proclamation offrait une garantie: l’indépendance, brandissait une menace: l’extermination . Pendant que la première était tournée en dérision, qu’advenait-il de la seconde? La réponse tient en deux chiffres. En 1832, le porte-parole du peuple algérien, Hamdan Khodja, avec une solennité testamentaire, écrivait n exergue de son Miroir: le royaume d’Alger est une nation de dix millions d’âmes ». En 1872, le premier recensement valable et complet de l’Algérie française nous apprenait qu’elle comprenait 2.100.000 musulmans. Devant ces deux chiffres, une première question s’impose, qui exige une réponse sans équivoque: à défaut de recensement général valable avant 1872, dispose-t-on d’éléments suffisants pour répondre de l’estimation d’Hamdan? Une telle ampleur de destruction - huit millions en quarante ans - ne pouvant s’expliquer que dans le cadre d’une entreprise systématique, y a-t-il eu volonté d’extermination? S’il en est ainsi, s’est-elle méthodiquement réalisée?

Ces trois questions, aussi pénibles qu’elles soient, nous n’avons pas le droit de les esquiver. Aujourd’hui moins que jamais. Parce qu’il y va de l’honneur de nos maîtres du siècle dernier, de celui de nos trois dynasties, de celui de nos hiérarchies politiques, militaires et religieuses. Parce que, depuis six ans, la Seconde guerre d’Algérie replonge ce pays dans l’enfer qui fut le sien de 1830 à 1872. Parce que, si Hamdan dit vrai, le premier devoir de tout citoyen français est d’opposer un non catégorique, aussi maladroit ou véhément qu’il puisse être, à la remise en marche de l’engrenage qui aboutit à pareil forfait.

Ces questions sont capitales pour le destin de nos deux peuples. L’affirmation d’Hamdan, en effet, retourne contre ses auteurs l’argument-clef de voûte de la colonisation française et de la guerre d’Algérie, celui de tous les manuels et dictionnaires, du Larousse à l’Encyclopédie britannique, d’Augustin Bernard à Gabriel Esquer, et qui convient jusqu’aux Algériens eux-mêmes. A le marteler pendant des dizaines d’années, il n’est de clou, si énorme soit-il, qui ne finisse par s’enfoncer: le peuple algérien serait une création de l’Algérie française, dont les bienfaits auraient transformé quelques milliers de pirates et de Bédouins, soumis au vatagan d’une clique de janissaires coupeurs de têtes, en neuf millions de « parts entières », qui sont les derniers des ingrats s’ils ouvrent la bouche pour dire autre chose que merci. Telle est la suprême victoire du conquérant, dont parlait Nietzsche: faire signer par le peuple opprimé le procès-verbal de son indignité en le livrant aux chaînes et aux prisons de la mauvaise conscience. C’est au nom de cet argument que depuis plus d’un siècle on applique au peuple français « ce cautère par où s’écoulent son sang et sa fortune », comme disait l’abbé de Pradt en 1831.

Mais l’argument est infiniment plus dangereux pour le peuple algérien: cette offense signifie que livré à lui-même comme il l’était avant nos bienfaits, il dégénère en une poussière de tribus en voie d’extinction de « hordes errantes de barbares fainéants et fantastiques parasites accaparant un pays fertile devenu inculte et désert, où trouveraient place huit à dix millions de chrétiens. « Quel service à rendre à l’Europe et à l’Afrique que de « régénérer ce pays, de le déblayer de ses populations indigènes, décombres qui l’obstruent! » Ainsi parlait en 1832 un des hommes u maréchal Clauzel, Armand Hain, fondateur de la société coloniale d’Alger. L’Aperçu sur la régence, étude « statistique » sur le pays à conquérir, rédigée au moment de l’invasion par le ministère de la Guerre et distribuée à tous les officiers de l’expédition d’Alger pour leur donner une juste idée de leur conquête et l’enseigner à leurs troupes, tente de nous expliquer pourquoi cette « vaste et nouvelle Amérique », comme disait Bugeaud, n’a pas même un million d’habitants ». Les femmes, livrées par la paresse des Arabes, qui passent toute leur vie à fumer..., à la turpitude de moeurs extrêmement relâchées... et, par leur saleté, à la gale et toutes sortes de maladies de peau..., pratiquement de nombreux avortements pour ne pas avoir trop d’enfants..., lesquels d’ailleurs, nus jusqu’à huit ans, et ensuite ouverts de haillons, dorment sur des tas de feuilles sèches..., et sont accrochés le jour au dos de leur mère, qui leur donne le sein par dessus l’épaule ». Mais soyons justes: « Les femmes les plus riches portent des caleçons ou des capuchons à pompons... Ces ornements sont quelquefois en or... C’est une souillure de porter le Coran au-dessous de la ceinture... Les femmes n’ont pas de religion. Beaucoup doutent qu’elles aient une âme... On leur fait croire qu’elles ne sont faites que pour la reproduction. Ce qui, le climat aidant, les dispose nécessairement au plaisir » (clin d’oeil au troupier). « L’élection du dey donne toujours lieu à un massacre. Car tel est le résultat inévitable de l’élection populaire » (clin d’oeil aux absolutistes).

Voilà la littérature officielle dont on nourrissait l’élite de l’armée d’Afrique. Le vocabulaire se fera ensuite moins naïf, mais il se trouvera encore des généraux de la conquête, comme le général Petiet, pour écrire que « les kabyles, qui ont la peau presque noire, portent des mocassins faits de lambeaux de peaux de chèvres encore chaudes, des caleçons turcs et des bonnets grecs ». Dès le premier jour installés dans l’erreur, ils n’en sont jamais sortis.

Ce qui est ici en jeu est d’une telle gravité que nous ne pouvions que nous taire devant l’histoire et recueillir la réponse qu’elle va donner aux trois questions qui lui sont posées. Et d’abord, est-il permis de tenir Sidi Hamdan Khodja pour un témoin digne de foi? Fils de l’ancien Makataji (le premier secrétaire d’Etat chargé de la comptabilité et de la correspondance diplomatique de la régence), neveu de l’Amin Essekka (directeur de la Monnaie), professeur de droit à la zaouia d’Alger, parlant le turc, le français et l’anglais, Hamdan avait voyagé en Orient, en Angleterre et en France (son fils était élevé dans un collège parisien). Confident du dey Hussein, fondé de pouvoir de ses filles, conseiller et ami des beys d’Oran et de Constantine, tenant par sa mère aux grandes familles arabes du pays, ayant voyagé par tout le royaume et pouvant l’apprécier avec le recul nécessaire, nul n’était mieux placé que lui pour nous en donner une évaluation motivée. Non seulement son Miroir mais tous ses actes le montrent sincère ami de la France. Le consul d’Angleterre ne s’y trompait pas et lui battait froid.

Ce fut Hamdan qui décida le dey de traiter avec Bourmont. Au péril de sa vie, il mena les négociations avec le bey de Constantine que lui avait confiées le duc de Rovigo. « Je m’étais félicité, écrivait-il, de voir mon pays se placer sous le protectorat de la France ». Si les forcenés de l’Algérie française, comme Clauzel et Gentry de Bussy (qui était, à Alger, les yeux et les oreilles du roi), le haïssaient, même des fervents de la conquête, comme le général Pellissier (« c’est un homme d’esprit, plus éclaire que ne le sont les Maures »), le général d’Armandy (« ses idées m’ont toujours paru très raisonnables »), le général Valazé (« cet esprit délié nous propose une organisation municipale très bien conçue ») ne lui refusaient pas leur estime. Le duc de Rovigo, qui l’avait beaucoup pratiqué, écrivait dans un rapport au ministère: « C’est l’homme le plus intelligent de ce pays, le plus habile et le plus justement vénéré. Et il est foncièrement honnête, ce qui est fort rare. » Notre premier gouverneur civil, le baron Pichon, qui ne cessa d’être en désaccord avec Rovigo, pour une fois le rencontre: « C’est le plus notable de ces Maures capables... qui sont l’aristocratie et la force morale de la nation algérienne, et qui ont les connaissances étendues et approfondies de ce pays. » En 1834, dans un message au Parlement, le docteur Barrachin, intendant civil, c’est-à-dire préfet d’Oran, déclarait: « Je dois signaler à votre attention tout ce que dit Sidi Hamdan dans son ouvrage sur ce pays qu’il connaît mieux que personne. »

Ce que dit Le Miroir sur les exactions et les cruautés de l’occupation, sur l’état et la population de la Régence, déchaîna la colère des Algéristes. Le maréchal Clauzel, qui se sentait particulièrement visé, fit publier dans L’Observateur des Tribunaux une réfutation qui est un modèle de stupidité et de goujaterie, à la mesure du personnage. Son argument le plus décisif fut qu’un des fils d’Hamdan avait contracté la syphilis et qu’il avait en main le mémoire du médecin qu’il l’avait constatée. Son journal, l’Afrique française, écrivit que « la finesse et la bonhomie de cet Hamdan..., le premier à oser s’attaquer corps à corps à l’administration coloniale... n’étaient que duplicité ». La vérité est que tous les rapports des prédécesseurs et des successeurs de Clauzel - comme les procès-verbaux de la commission - non seulement confirment les thèses du Miroir, mais encore en soulignent la modération. Dès lors, Hamdan était perdu. « Il est devenu un point de mire, dira Pichon, et je doute qu’il puisse tenir longtemps ». « Ce brave homme, ajoute le général d’Aubignosc, lutte contre une injustice qui le ruine. L’odieux l’emporte sur l’absurde dans ces trames honteuses ».

Les gens du roi étaient sans merci pour ceux qui discutaient leur pré carré. Pourtant, le Miroir est le seul livre sur l’Algérie que mentionnera la commission d’Afrique, qui non seulement se gardera bien d’en contester la démonstration ou d’en discuter les chiffres, mais permettra de redresser les abus qu’il signale. Lorsque Sidi Hamdan, comparaissant devant elle le 23 janvier 1834, lui remettra un mémoire, dont le texte, reproduit à la fin de ce volume, nous donne la mesure de la pertinence politique et de la pénétration de cet esprit éminent, son président, le duc Decazes, lui dira: « La commission examinera la justice de vos réclamations et il y sera fait droit. Avez-vous d’autres faits à nous exposer? » Mais Hamdan répondra qu’il s’en tient à ses écrits. Il n’est pas, en effet, de documents plus convaincants.

Pichon avait vu juste. Hamdan ne put tenir. Ruiné, menacé, sa famille persécutée, son neveu disparu à Bône en quelque « corvée de bois », il dut se réfugier en Turquie en mai 1836. « Je ne rentrerai dans mon pays, dit-il, que lorsque je pourrai espérer de tribunaux indépendants des garanties suffisantes ». Il mourut en exil. Il est certain qu’Hamdan ne pouvait donner qu’une évaluation sincère et raisonnable de la population algérienne de 1830. Il connaissait les méthodes de recensement européennes. Pourquoi n’aurait-il menti que sur ce point précis, et risqué le discrédit de l’avenir par un chiffre fantaisiste? Comment pouvait-il prévoir en effet que le premier recensement valable ne devait avoir lieu que quarante ans plus tard? Le Miroir nous décrit sa méthode d’enquête: parcourant le royaume, il s’adressait aux collecteurs d’impôts des villes, villages et tribus, calculant le nombre de feux, la moyenne des âmes par foyer, recoupant les indications d’un village par celles des villages voisins. A la même époque, les évaluations françaises, aussi arbitraires que tendancieuses, varieraient de quatre cent mille à quatre millions! Les causes de cette imprécision étaient multiples. Tout recensement était impossible pour le conquérant dans un pays en pleine guerre dont il n’avait pénétré que les marges. Pour des raisons fiscales, religieuses, politiques et militaires, les notables refusaient tout renseignement et brouillaient les cartes à plaisir. (Il en était de même au Maroc, où il fallut attendre 1936 pour pouvoir faire un recensement complet), les Maghrébins donnent toujours, pour le nombre d’habitants, le nombre de combattants ou le nombre de fusils ou de cavaliers, souvent très différents du nombre d’hommes adultes, ou encore le nombre de quanouns (feux) et de mesbah (lampes); mais jamais le nombre d’âmes. Ainsi procèdent El Bekri, El Idrissi, Marmol ou Léon l’Africain. Quand le bey de Constantine dit qu’il peut lever un million de combattants, cela signifie que sa province comprend environ cinq millions d’âmes. « La première difficulté de notre administration en Algérie, écrivait Le Moniteur, est l’absence de tout dénombrement, qui répugne aux Musulmans. En Europe, les habitations sont dans les lieux ouverts. Ici, elles sont cachées! » En 1850, la commission d’investigation scientifique (colonel Cartette) déclare - après vingt ans de présence - que le chiffre n’est pas connu: « Ce n’est que depuis quelques années qu’on fait quelques recherches. Mais, avouons-le, les résultats présentent des lacunes considérables ».

Tailliart, l’auteur des bibliographies algériennes, pourra dire qu’ « en 1830, l’ignorance des choses et gens de la Régence était à peu près absolue ». Nous avions, il est vrai, détruit en 1830 toutes les archives de la Cassauba. Longtemps, du reste, on ne connut que quelques points de la côte que l’on prenait pour la partie la plus peuplée. Le général de Mirbeck, en 1847, dira ce que disait aussi Bugeaud: « La population peut y être évaluée à la moyenne des départements de France ». Avant 1830, la pleine de Seybouse nourrissait plus de quarante tribus, nous apprend Monck d’Uzer. En 1844, les seuls Kabyles du Djurdjura pouvaient, selon le général de Bellonnet, mettre en ligne cent mille fantassins. La densité de la Kabylie varie de 80 à 200 au kilomètre carré. La commission scientifique de 1844 n’en reconnaîtra que 42, alors qu’en 1871, après l’effroyable saignée des quatre guerres kabyles, on en trouvait encore 72!

Le chiffre de dix millions donné par Hamdan répond à la capacité démographique du pays. La Régence au dire de tous les auteurs, était le plus fertile, le mieux cultivé et le plus vaste des trois royaumes (Cf. Algier, Leipzig 1808). La fertilité de l’Algérie, de ce grenier du monde romain, de cette chrétienté de 350 évêchés, était légendaire chez les anciens. Clauzel lui-même conviendra qu’elle comprenait déjà, si l’on en croit les auteurs, dix millions d‘habitants. Cette fertilité nous surprend dès le débarquement de 1830. Les journaux de l’époque s’en émerveillent: « Cela rappelle les contrées les plus fertiles et les mieux cultivées d’Europe », claironne Le National. Plus sobre est le rapport Valazé: « Le pays nous paraît riche, cultivé, couvert de bestiaux, de maisons et de jardins oignés ». Il est difficile de se figurer les milliers de maisons de campagne qui couvrent ce beau pays, écrira de son côté Montagne. C’est un coup d’oeil qu’on ne retrouve nulle part ailleurs sauf dans les environs e Marseille, beaucoup moins étendus, agréables et fertiles. » Débarquant à Bougie, la commission constate que « la plaine est très riche de toutes sortes de cultures ». La province d’Oran? « Pays d’une admirable fertilité », dira Tocqueville. C’est ce qu’avait déjà dit Piscatory, le secrétaire de la commission de 1833, à la tribune de la Chambre: « La riche et fertile province d’Oran est habitée par une population nombreuse et bien plus civilisée qu’on ne croit ». La région de Bône? « Troupeaux à immenses vergers de toutes beauté », dit Monck d’Uer en 1830 . (Le Colonel de Saint-Sauveur conviendra qu’elle produisait beaucoup plus du temps des Turcs ».) Blida? « Les plantations font de ce territoire un paradis terrestre » (général de Bartillat, juillet 1830). Le colonel suisse Saladin prétendra qu’il « n’a rien vu de comparable en Europe à la région de Blida », après avoir été frappé de « la richesse des environs de Tlemcen ». La Kabylie? « Le pays est superbe, dira le maréchal de Saint-Arnaud, un des plus riches que j’aie jamais vus ». Il ajoutera: « nous avons tout pillé, tout brûlé ». Je voudrais citer, pour finir, un précieux témoignage: le prince allemand Pukler-Muskau et l’explorateur belge Haukman purent accomplir en 1835 un périple de huit jours à travers les parties de la Mitidja et du petit Atlas restées insoumises et cela juste avant que notre conquête n’en bouleversât l’aspect. Drouet d’Erlon, le général en chef, leur avait prêté son officier d’ordonnance - l’oeil et l’oreille du maître. Au retour, celui-ci fit son rapport, dont voici quelques extraits: « Tout le territoire jusqu’aux montagnes est partout cultivé en céréales. Jardins plantés de superbes orangers ». Puis, pour le petit Atlas: « Cette partie de l’Atlas est couverte de cultures, de villages répandus dans les vallées et sur les flancs des montagnes. On ne peut s’empêcher de penser que ces vallées ignorées recèlent encore des vérités et que cette terre eut sa période de gloire ».

Ils gravissent alors le mont Hammel pour dominer le panorama: « Une vallée dont la beauté surpasse tout ce qu’on a vu s’étend de l’Atlas à la mer. Une végétation brillante couvre partout le sol sur lequel on voit de toutes parts de nombreux troupeaux ». Ils redescendent ensuite vers Matifou: « La contrée qui entoure la Rassauta est sans contre dit la plus belle et la plus féconde de toute la Mitidja ». Ils rentrent enfin dans la zone soumise: « Aux approches de Maison Carrée, la scène change subitement d’aspect. C’est une zone d’une affreuse stérilité ». Mostaganem? Voici le premier rapport de Gentry de Bussy, ultra entre les ultras: « pays couvert d’arbres fruitiers de toutes espèces. Jardins cultivés jusqu’à la mer, grande variété de légumes grâce à un système d’irrigation si bien entendu par les Maures ». Second rapport: « Depuis l’occupation, le pays n’offre plus que sécheresse et nudité ». On saisit alors l’aère saveur de cette remarque du Moniteur se plaignant de « l’état négligé d’un pays qu’on a voulu nous présenter comme en plein rapport. Evidemment, nous avons bien éclairci un peu la campagne... » Cet « éclairci » est à retenir.

En 1840 nos services donnaient au Maroc huit millions d’habitants. Le chiffre est incertain; mais il est vraisemblable. Le recensement de 1936 donnera sept millions après trente ans d’une guerre nationale très meurtrière. Or, la surface « utile » de la Régence était d’environ un tiers supérieure à celle du Maroc, où on ne trouve aucune région d’un peuplement comparable à celui de la Kabylie. Ces chiffres justifient donc les estimations d’Hamdan. Le premier recensement complet de l’Algérie, nous le savons, est e 1872. Ceux de 1866, 1861 et 1856 commencent à pouvoir être utilisés pour la région d’Oran, qui fut accessible, connue et dénombrée par les Bureaux arabes beaucoup plus tôt que celle d’Alger-Constantine. En revanche, les chiffres concernant cette dernière sont fantaisistes. On s’en rend compte en constatant que la diminution pour la province d’Oran, de 1866 à 1872, est beaucoup plus forte que pour celles d’Alger et Constantine, qui pourtant avaient seules souffert de l’effroyable guerre kabyle de 1871. En leur appliquant le même taux de diminution que pour celle d’Oran (évaluation certainement au dessous de la réalité), on arrive à un chiffre total minimum de 2.900.000 musulmans pour 1866: 1865, les services de Napoléon III donnaient d’ailleurs le chiffre de trois millions. Le taux de décroissance, relevé pour ces six années et appliqué sur quarante ans (de 1831 à 1871), justifie lui aussi les chiffres d’Hamdan.

Si toute évaluation d’ensemble tirée des recensements antérieurs à 1872 est sans valeur statistique, des indices certains et des indications monographiques nous donnent quelques précieuses certitudes. Les constantes ethniques d’abord. Les études de 1860 à 1880 menées par le colonel Warnier et le général Faidherbe donnent environ 70 à 75% de Berbères; 25 à 30% d’Arabes et de Maures, les Maures étant fixés à 5% environ. En 1838, Guilbert donne, d’après les indications de l’état-major, 430.000 Maures, ce qui correspondrait donc à un total de 8.600.000 habitants. Baudicour, en 1853, donne 1.600.000 Arabes et Maures, ce qui correspondrait à un total de 5.300.000. En 1865, le nombre officiel des Maures est de 145.000, soit un total de 2.900.000 Algériens.

Ensuite, les constantes géographiques. La population musulmane de la province d’Oran fait un peu moins du sixième du total algérien, celle de Constantine environ la moitié, celle du Sud et du Sahara algérien environ le dixième. D’après le recensement de 1865, la province d’Oran devait compter environ 700.000 Musulmans, ce qui correspondrait à un total de 4.500.000. En 1841 les travaux de Lamoricière évaluent la densité minimum de la province d’Oran (qui faisait alors 116.000 kilomètres carré) de 12 à 13 par kilomètre carré, ce qui donnerait un total de 7.700.000 habitants pour l’Algérie. E, 1844, la commission scientifique cite le chiffre de 700.000 pour l Sud et le Sahara, ce qui donnerait, pour cette année, un total de 7.000.000. Le bey de Constantine donnait, en 1831, le chiffre de 5.000.000 environ pour sa province. Ce qui confirme exactement les chiffres d’Hamdan.

Autres indices constants en milieu maghrébin: le nombre des tribus, et celui des chevaux. Le décompte complet des tribus ne fut connu qu’en 1869: Il donna 659 tribus ou restes de tribu. (En 1830, nos services n’en dénombraient que 120!) La tribu maghrébine est en moyenne de 15 à 20.000 âmes (au Maroc, en 1936, 330 tribus pour sept millions d’âmes). Cet indice justifie donc à son tour les chiffres d’Hamdan. L’indice constant des chevaux, en milieux maghrébin non mécanisé - Bugeaud le confirme - est d’un cheval pour 25 à 30 habitants. (Il était environ de 1 pour 30 dans le Maroc de 1930). Lamoricière décompte 80.000 chevaux pour la seule province d’Oran en 1941. Ce qui donne au total 400.000 chevaux pour les trois provinces, donc au moins dix millions d’âmes. A partir de 1840, un fait capital se produit: la guerre totale, pénétrant l’intérieur du pays, bouleverse les idées reçues. La fiction du million d’Algériens apparaît de plus en plus difficile à maintenir. Dès lors, Bugeaud lui-même citera le chiffre de huit millions. En 1844, le général de Bellonnet, spécialiste des questions algériennes et rapporteur du budget de l’Algérie, déclare à la Chambre que la population « sur laquelle on n’a eu jusqu’ici que des notions inexactes », doit être évaluée à environ sept millions d’âmes. A la chambre, personne, pas même les algéristes, ne discutera ce chiffre. Telle était aussi l’évaluation du ministre de la Guerre, le maréchal Soult, d’après les renseignements de son ministère. A la même époque, d’ailleurs, dans ses rapports aux sociétés missionnaires, l’évêque d’Alger la fixe à six millions. Très attentif à la Kabylie qu’il rêvait de convertir, il en savait l’importance.

Or, il se trouve que tous ces chiffres, calculés sur des indices constants et sûrs, se trouvent à peu près sur la courbe tracée, du chiffre de 2.100.000 pour 1872 à celui de 10.000.000 pour 1830 ( chiffre confirmé, nous l’avons vu par le nombre de chevaux, de tribus, et l’évaluation du bey de Constantine), soit: 2.900.000 à 3.000.000 pour 1866, 2.900.000 à 3.000.000 pour 1865, 4.500.000 pour 1855, 5.300.000 pour 1853, 7.000.000 pour 1844 (chiffre confirmé par le gouvernement français - et à 20% près - par l’évêché d’Alger), 7.700.000 en 1841, 8.000.000 en 1840, 8.600.000 en 1838.

Le mouvement de la population urbaine, plus visible, donne les chiffres plus éloquents encore. Notre occupation amènera en effet un bouleversement complet de la bourgeoisie et de l’artisanat algériens. Je ne ferai état que de chiffres confirmés. Alger, qui comptait plus de 100.000 habitants en 1730, et 70.000 avant la déclaration de guerre de 1827, tombait à 12.000 en 1833. Constantine tombait de 45.000 à 12.000. Bône de 4.000 à 2.000. Oran, qui avait compté jusqu’à 20.000 âmes, tomba de 10.000 à 2.000, Mostaganem de 15.000 à un millier. De petites villes comme Djidjelli, Ténès, Arzew, Cherchell, Koléa, qui comptaient de 2.000 et 3.000 habitants en 1830, n’en ont plus, quatre ou cinq ans après, que quelques centaines. Les populations de villes comme Laghouat, Stoar, Collo, Mazagran, Matamore, Bougie et Sétif, disparaissaient presque entièrement. Il y eut des années d’exodes massifs: 1830, 1832, 1854, 1860, 1870. La famine, la maladie, le désespoir, les massacres firent le reste. Le communiqué officiel annonçant l’émigration de 20.000 Algériens vaut d’être cité: « La population des villes s’est singulièrement modifiées. Trouver des émigrations si minimes et une des plus douces récompenses que nous ayons recueillies de la justice du régime auquel nous avons soumis les indigènes. Mais les vides ont été comblés par les Européens, dont les flots sont destinés à se répandre pour éclairer cette vaste partie du monde ». (Le Moniteur algérien du 14 janvier 1833). Les premiers flots qui se répandirent furent en fait « les flots de sang » du peuple algérien, pour reprendre l’expression même de notre commission d’enquête.

Les raisons de ce déguisement délibéré de la démographie algérienne sont faciles à comprendre. Jamais une opinion française éclairée n’aurait acceptée l’impossible, l’inhumaine entreprise qui consistait à coloniser un territoire aussi peuplé, à refouler ou exterminer une population aussi nombreuse. On comprend mieux la fureur des maniaques de l’Algérie française devant le Miroir, l’écrasement de son auteur, en même temps que leur obstination de cent trente ans à maintenir ce chiffre de deux millions, malgré toutes les évidences. Clauzel, « dont l’ignorance des populations d’Alger, dit d’Aubignosc, était extrême », ne cache pas la raison de sa colère: « Hamdan, dit-il, par ses mensonges statistiques, fait obstacle à la colonisation du pays ». Il mentira effrontément en disant que Thomas Shaw (qui fait justement autorité) donne le chiffre de deux millions. il invoque l’Américain Shaler, dont le livre était un pamphlet destiné à pousser l’anglais vers la conquête de l’Algérie, pour l’éloigner des Amériques - vieux stratagème yankee. Pour Shaler, l’Algérie est un pays aussi fertile que « désert parfait », habité par quelques bergers. il avoue d’ailleurs ne rien connaître à la géographie du pays et s’en rapporter à Shaw. Sur quoi, il nous dit que la Régence ne copte pas un million d’âmes, laissant le lecteur supposer que telle est l’opinion de Shaw. On ne peut être plus malhonnête: Shaw était très pertinent pour chiffrer la population totale d’un pays dont il n’avait vu qu’une faible partie, de ce « vaste et fertile royaume, le plus considérable d’Afrique, écrit-il, aux plaines magnifiques et aux vallées couvertes de maisons et de jardins. » Le seul chiffre qu’il nous donne est celui de 117.000 âmes pour la ville d’Alger, où il séjournera près de cinq ans.

Armand Hain nous précise les raisons de Clauzel: « Pourquoi laisser aux mains de quelques rebelles un pays aussi vaste et fertile qui, lorsqu’il sera nôtre de toutes parts, contiendra huit à dix millions d’Européens? « Nombreuses seront les réflexions de ce genre. On comprend pourquoi Guilbert, en 1838, doit déplorer que « l’Administration garde un silence absolu sur la population des territoires militaires », et pourquoi Joly s’exclamera en 1844, à la Chambre: « On nous dit depuis 1830 qu’il n’y a que 1.500.000 habitants, et maintenant on vient nous déclarer qu’il n’y eut a plus de sept millions! »

Le journal londonien Globe and Traveller écrivait déjà en 1830: « L’Algérie n’est pas un pays dépeuplé où puisse se fonder une colonie. Ce ne sera jamais qu’une source de faiblesse, et non de force. Les Français sont fous ». C’est bien que pensaient les Algériens, qui n’arrivaient pas à y croire. Emile de Girardin, cet officieux coryphée de l’empire libéral, reconnaît en 1860 « qu’on colonise un territoire où les indigènes sont exterminés et ont disparu, non un territoire où ils sont en si grand nombre qu’il est impossible de les exterminer ou de les chasser. » Or, ajoute-t-il, et l’aveu est terrible: « Ce n’est qu’en 1847, après seize ans d’occupation, que le chiffre des indigènes, évalué de cinq à sept millions, ne dépassait pas deux millions et demi. »

Donc, tenons ferme au mensonge! On verra en 1843 nos services s’accrocher à leurs deux millions tout en donnant le chiffre de 800.000 pour le Sud et le Sahara! Lamoricière, que ses travaux sur l’Oranie amenaient en 1840 aux conclusions démographiques que l’on sait, n’en maintiendra pas moins à la Chambre, en 1848, chiffre de 1.500.000. (Il avouera pourtant qu’il était de 2.500.000 à son arrivée, soit, une diminution de 40%). La commission scientifique reconnaîtra en 1845 que l’Algérie comptait au moins 10.000 noirs - alors que nos statistiques ‘en tenaient au chiffre de 1217 - mais se gardera bien de se demander pourquoi les chiffres blancs ne seraient pas tout aussi faux que les noirs. Finalement, quelques années plus tard, on donnera le chiffre de 70.000 nègres (Vian, 1865)! Et l’on trouvait huit millions de Marocains au moment où on n’admettait qu’un ou deux millions d’algériens! Ou bien l’état-major était incapable de voir ces anomalies, ou bien il les masquait. Dans les deux cas, c’est bien fâcheux. Les aveux du général Bellonnet et du maréchal Soult soulevèrent d’abord un tollé dans le clan Bugeaud. Puis on prit parti d’en hausser les épaules. « Erreur déplorable de la part d’un homme sérieux », écrira le secrétaire de Bugeaud. Bellonnet fut renvoyé à ses haras. On nomma l’année suivante un rapporteur plus docile et moins intempestif. Soucieux de réparer ce fâcheux impair, Bugeaud monta lui-même quelque mois plus tard à la tribune de la Chambre pour la rassurer: l’Algérie ne comptait que quatre millions d’habitants. Certes, avec Bugeaud, le génocide allait bon train. Mais de ses huit millions de 1840 à ses quatre millions de 1845, la vantardise est un peu grosse. Personne ne montre mieux cette obstination dans la mauvaise foi que le président de cette commission d’investigation scientifique qui, pendant vingt ans et plus, fut la seule source de la science officielle, le général Bory de Saint-Vincent. En mai 1841, il accorde 400.000 habitants à l’Algérie. A la fin de la même année, ces 400.000 sont devenus 1.200.000. « Je maintiens et je soutiendrai quand il faudra, écrit-il, que l’Algérie toute entière ne compte pas 1.200.000 âmes, dont la moitié pour la Constantine. Mettez donc 300.000 femelles, 200.000 enfants et vieillards, et 100.000 adultes éparpillés sur une surface égale à celle de la France. Et c’est de ces moustiques mal armés, inconstants, lâches et malpropres que la France ne peut venir à bout... avec ses 800.000 soldats? Ce sont ces misérables dont la rage de faire des bulletins a fait quelque chose d’apparent que l’on ne saurait réduire! « Et le personnage de s’en prendre au « lamentable Vallée » qui n’a pas encore su liquider ces moustiques.

On continue cependant d’esquiver la vérité. Laissons là le chiffre récent de M. Boyer-Banse (1.500.000). Mais les plus récentes études (Annales, septembre 1960), s’appuient encore sur celle de M. Yacomo (Revue africaine, 1954). Que nous dit-elle? Après avoir cité plusieurs dizaines de chiffres aussi arbitraires les uns que les autres, elle suppose que le point X - la vérité - tombe entre le chiffre de Bory (400.000) et celui d’Hamdan, tous deux aussi trompeurs. Les allégations d’Hamdan sont très fantaisistes, affirme-t-elle. Mais, de cette « fantaisie », n ne donne que deux preuves: l’affaire du noir animal, dont cependant conviennent tant d’auteurs et parmi les moins suspects, et cette phrase du Miroir: « Les Bédouins mettent en pièces et dévorent même quelquefois les Français faits prisonniers ». Or, ces lignes ne sont pas d’Hamdan, dont le chapitre sur les Bédouins est au contraire d’une remarquable objectivité, mais sont extraites d’un rapport du docteur Secaud, cité dans les pièces annexes du Miroir!

M. Yacomo conclura, après de vaines spéculations sur des recensements très incomplets, que la population est passée de trois à deux millions entre 1830 et 1870, ce qui représente, nous le verrons, un pourcentage réel de destruction déjà considérable. Les raisons qu’il en donne valent d’être citées: le typhus de 1842, une épidémie de variole de 1834 à 1837, le choléra de 1849-1851 (40.000 victimes, dit-il), la famine de 1850, la disparition de 3.500 Turcs, dont le résultat fut de jeter les tribus les unes contre les autres, et enfin - on ne peut pas ne pas en parler - les expéditions militaires, « au moins » aussi coûteuses pour les indigènes que pour les Français. Il cite aussi quatorze notables « coupés en morceaux » par les Oulad Sidi Arab - exemple désormais classique, avec les prisonniers d’Abd-el-Kader, de la sauvagerie algérienne...

Quant à Vian qui, en 1863, admet que la population a diminué de moitié depuis 1830, voici ses raisons: « Trente ans de guerre ont pu y contribuer... mais le prix élevé des denrées l’oblige à quitter les villes. Elle quitte la ville pour la campagne, ce qui est un bien... Pourquoi dire qu’elle émigre dans le Sud? « Pourquoi, en effet, quand le refoulement devient villégiature?

Le « trou », qui révéla le premier des recensements exacts, entre les chiffres de 1866 et de 1872, risquait de susciter des questions embarrassantes. On le « boucha » avec la famine et l’épidémie de 1868, dont les chiffres furent enflés à plaisir. On alla jusqu’à 800.000 morts! En réalité, et le colonel Villot, chef des bureaux arabes, est formel dans sa déclaration à la commission d’enquête, « il y eut 60 à 70.000 victimes... et encore, ajoute-t-il, ces chiffres sont au-dessus de la réalité. » Le nombre des Juifs (qui souffraient de cette calamité autant sinon plus, que les Musulmans, car si quelques familles juives citadines étaient très prospères, les Juifs des mellahs de l’intérieur étaient plus misérables encore que les Arabes des tribus), accusera même une augmentation de 1866 à 1872. Du reste les chiffres des morts devraient, eux aussi, être mis à notre charge: si les Français prétendaient que ces famines et ces épidémies - elles allaient toujours de concert - étaient dues aux sauterelles, ou à « la presse et la superstition d’une population vicieuse et dégradée », elles frappaient en réalité des tribus parvenues au dernier degré de la misère dont on avait saccagé les abris et les sources de vie. c’est bien pourquoi elles se multiplièrent en 1834, 1837, 1842, 1848, 1851, 1868, 1893 t les années suivantes. Esquer prétendra qu’elles étaient la marque de l’ancienne Régence. Elles furent bien davantage celle de notre occupation: la peste de 1817-1818, restée légendaire dans les annales de la Régence, n’avait fait, d’après les calculs du médecin-colonel Guyon en 1839, que 13.000 victimes...

Les causes premières de ce « trou » furent les terribles répressions qui se succédèrent de 1866 à 1870 et la quatrième guerre kabyle de 1871. Les représailles de 1872 furent effroyables. On n’en donnerait les chiffres. Mis la tuerie fut le fait de Thiers et de ses officiers versaillais, et nous pouvons leur faire confiance: ces gens là étaient des spécialistes. Encore deux ou trois choléras de ce genre et le peuple algérien serait devenu ce qu’est devenu la nation apache ou iroquoise: un figurant de western ou un échantillon pour Musée de l’Homme. Le vrai choléra de l’Algérie, ce fut cette pratique de l’extermination qui fit rage quarante ans durant. Si les indigènes se soulevèrent en 1871, c’est non pas par antisémitisme comme on l’a prétendu, mais surtout, comme ils l’ont dit à la commission d’enquête, parce qu’ils se crurent livrés aux racistes forcenés qui sévissaient alors dans la colonie européenne, et craignirent de voir la liquidation - que certains réclamaient ouvertement - des quelques débris qui restaient de leur nation.

Le comte de Hon, rapporteur de la commission d’enquête en 1869, reconnaîtra que « c’est le régime auquel les indigènes sont soumis qui les fait périr ».. Pourquoi les Arabes dépérissent? Tant que rien n’a été changé à la constitution des Arabes, ils ont pu, par les produits de la terre, subvenir à leurs besoins... Ce peuple étant devenu un peuple Khamès sans terre et sans silos, ajoute-t-il, les hommes, femmes et enfants sont allés mourir de faim autour des centres de colonisation. ils sont morts sans se plaindre... »

Ce refoulement vers le désert, cher à Rovigo, manifestait ainsi toute sa meurtrière puissance. Pourtant Napoléon III osera la justifier en disant que « chez les population indigènes la misère augmente en raison de leur rapprochement des grands centres européens. Les tribus sahariennes sont riches. Les Arabes du Tell sont ruinés. » De cette misère, ce faux libéral était le premier coupable. Son Sénatus-consulte, dit le Hon, « cherchait d’abord à désagréger les tribus, et à mobiliser la propriété, les premières tribus à délimiter étant choisies parmi les plus rapprochées de nos centres... Une fois que la terre sera sortie des principes du communisme, il suffira de la mettre en état de produire... Comment apprendre aux Arabes ce qu’ils ne savent pas, quand on est en contact avec une société avilie et abâtardie... »

Le Hon souligne que le rendement des cultures dans les territoires de refoulement était le 5 pour 1 au lieu de 15 pour 1 dans les territoires d’origine. Il décrit les méthodes employées par les colons: « Ils tendent des pièges aux Arabes ignorants de nos règlements de police, dit-il et les amendes leur permettent de « faire saisir les terres et les troupeaux qu’ils convoitent ». Le préfet Du Bouzet décrira à la commission de 1872 d’autres moyens plus expéditifs encore. Le maréchal Randon, interprète du monarque, précise son programme: « Refouler les arabes et s’emparer de leurs terres suivant la méthode yankee; le moyen d’y arriver n’était pas encore trouvé... car il n’y a aucune analogie entre le nombre et le courage de nos indigènes et des Peaux-Rouges...: on compte aux Etats-Unis soixante Européens pour un Peau-Rouge, en Algérie vingt Arabes pour un Chrétien ». Pourtant, ajoute-t-il, « j’entrepris cette oeuvre avec ardeur... : le cantonnement des tribus, c’est-à-dire le partage du territoire entre les indigènes et les Européens ».

M. de Vaulx, premier président de la Cour impériale d’Alger, fera en 1862 cette noble déclaration: « ... Il est évident que l’Arabe n’a aucun droit sur la terre, il a posé sa tente selon sa fantaisie... Il s’agit d’une grande oeuvre d’humanité, non pas d’une confiscation. Il faut des terres à distribuer... Autrefois ce même territoire, quoique occupé par une population nombreuse, suffisait à nourrir l’Italie. Il pourrait contenir vingt millions d’hommes. Il n’en renferme que trois millions... » Nobles soucis!

Les colons jugeant que ce refoulement et ce cantonnement ont menés trop prudemment, adressent au Parlement une Pétition, l’appuyant sur trois textes officiels que je citerai après eux. Le premier est de Bugeaud (10 avril 1847): « Lorsque les circonstances permettent de resserrer une tribu qui n’a d’autres titres qu’une longue jouissance, on peut se dispenser de lui donner des indemnités pour ce territoire qu’on lui prend ». Le deuxième est du gouverneur général Charon (15 juin 1849): « Procéder au recensement des tribus trop au large, à leur établissement sur d’autres points si elles doivent être complètement refoulées; en ce cas, elles ne peuvent se plaindre ». Le troisième est du maréchal Vaillant (30 avril 1857): « Les arabes occupent une étendue du pays de beaucoup supérieure à leurs besoins. La preuve en résulte des chiffres suivants: 550.000 habitants dans la province d’Alger, 800.000 dans celle de Constantine. » Tel fut le constant et généreux « libéralisme » de la politique impériale. Les famines n’étaient dues qu’aux sauterelles et aux vices de ces Arabes, « tellement avares, disait Bérard, qu’ils préféraient mourir de faim accroupis sur leurs trésors ». Seule la subversion laissait entendre que, depuis vingt ans, le peuple algérien était peu à peu refoulé dans la géhenne des famines chroniques. On s’émut de celle de 1868 parce qu’elle permettait de « justifier » les inquiétantes révélations du premier recensement complet.

Exsangue, trop faible pour rester dans la guerre, cette nation va lentement resurgir de son agonie. Non que toute résistance soit abandonnée les statistiques de 1880 font encore état ce cinq mille attentats. Elle se poursuivra dans les combats du Sahara et des confins, dans les insurrections: il y aura trois soulèvements pour la seule période de 1875 à 1880, et ils se succéderont, sporadiques, jusqu’à ceux de 1916, 1934 et 1945. La résistance se réfugie au coeur des villages et des foyers. La plus féconde, la plus indomptable, parce que la plus secrète et participant à toutes les fibres de l’être et de l’enfant, sera celle des femmes et des mères, vestales de cet éternel « esprit numide », que Frantz Fanon a si bien su analyser dans son An V de la Révolution algérienne. Ce qui sauva le peuple algérien en 1872, ce fut précisément son épuisement, qui semblait le rendre à jamais inoffensif. Un journal algérien de l’époque auquel était reproché sa haine de l’arabe, pouvait alors répondre en toute quiétude et bonne conscience: « Pourquoi en voudrions-nous aux indigènes, puisqu’il n’y en a plus? « Et Verne écrivait en 1869: « La population arabe est condamnée à disparaître dans un court espace de temps ».

Mais, justement, on commençait à s’apercevoir que cet arabe avait après tout ses bons côtés. Les régiments de Turcos, qui furent presque complètement exterminés dans la guerre franco-allemande en 1870, avaient montré, après les guerres de Crimée et du Mexique, le prix de cette réserve de matériel humain. La colonisation algérienne (surtout la viticulture qui, grâce au phylloxera qui sévissait en France, devint la grande industrie du pays), un peu plus tard l’industrie du pays), un peu plus tard l’industrie française, trouvaient là une couveuse de main-d’oeuvre au rabais. De la tribune du Parlement on entendait alors des représentants de colons s’exprimer ainsi: « Seuls les indigènes pourront nous permettre l’exploitation intensive de notre Algérie. Mais pour les prendre à notre service avec sécurité, il faut une accommodation.

La « machine agricole et industrielle » dont rêvait Laurence en 1835 se réalisait enfin. A un rythme d’accroissement moyen (qui va s’accélérer à partir de 1930) d’un million tous les quinze ans, faisant preuve d’une prolifique vitalité, d’une résistance biologique surprenante, le peuple algérien était près de retrouver en 1954, à la veille de la guerre, son chiffre de 1830. Il se chargeait ainsi, par la pratique, de confirmer une fois de plus le chiffre de Sidi Hamdan et l’ampleur du génocide.

Comment en effet, en 1830, le peuple algérien, après trois siècles de paix interrompue seulement par des guérillas de tribus et des incursions sans lendemain (et parti, au XVe siècle, d’un niveau certainement beaucoup moins bas que celui de 1872) eut-il pu ne pas atteindre le chiffre qu’il devait retrouver en quatre-vingt-dix ans, dans des conditions de misère et d’oppression qui furent pour lui un handicap écrasant, refoulé ou contenu par une population européenne qui tenait le meilleur de villes et des campagnes? Et comment expliquer, en supposant exact le chiffre absurde de deux millions en 1830, que la population n’ait pu passer de deux à cinq millions entre 1830 et 1870 - comme elle le fit, de 1870 à 1910, en partant d’un pays ravagé et capitonné, à moins d’y voir les effets de notre politique d’extermination?

Le proverbe: « A brebis tondue, Dieu ménage le vent » n’était pas fait pour lui. Ce furent d’autres famines, d’autres épidémies, d’autres expropriations, d’autres exodes, dont les plus importants sont ceux de 1875, 1889, 1898, 1910-1911, les saignées de nos guerres coloniales et des deux guerres mondiales (les unités algériennes étaient réservées aux missions de sacrifice et la guerre de 1914 fut pour la jeunesse de l’Algérie une véritable hécatombe), les répressions comme celle de 1945, qui fit, estime-t-on plus de 40.000 victimes.

Quant aux progrès de l’hygiène, ils ne toucheront le peuple algérien que beaucoup plus tard. Dans les tribus, notre équipement sanitaire brillait par son absence. Loin d’augmenter, le niveau de vie allait baissant; il passait de deux moutons par habitant en 1872 à un mouton pour deux habitant en 1920, de six quintaux d’orge ou de blé par habitant en 1870 à deux quintaux en 1950. Si le refoulement militaire faisait trêve, le refoulement économique se poursuivait, inexorable. Les meilleures terres cultivables, 430.000 hectares de vignes et d’agrumes, se trouvaient pour 98% entre les mains des Européens, qui détenaient les deux tiers de la production végétale totale du pays. Un million de chômeurs, un million de paysans sans terre, un revenu moyen de 16.000 francs contre 450.000 francs à l’Européen, une densité de tuberculose six fois plus élevée qu’en France, ainsi soufflait le vent de Dieu. « Nulle part au monde, écrira en 1934 un journal de l’Algérie française, La presse libre, la vie humaine n’est aussi précaire et aussi misérable. La plus grande masse de ces hommes connaît, résignée et bouche close, une existence tellement faite de privations que des chiens n’en voudraient pas. »

Telle était « l’accommodation » qu’on leur avait promise. Depuis une deuxième « nation en formation » qui renaît des cendres de la première, et Mostafa Lacheraf pourra dire que dans l’Alger de 1950, il n’est pas quarante noms d’algériens pour rappeler ceux de l’Alger de 1830. Mais ce qui était tolérable avec deux ou trois millions d’habitants ne l’était plus pour un peuple qui approchait à grand pas de son chiffre de 1830, et menaçait de sombrer dans « la misère la plus nue, la plus criante du monde » (Réforme, 1959). On lui donnait à choisir entre l’extermination économique, celle de l’Irlande du XIXe siècle (déjà en 1890, le député Mermeix disait que « l’Algérie était l’Irlande de la France »), où la lutte armée - la France, depuis trente-cinq ans, restant sourde à tous les appels pacifiques - c’est-à-dire le risque de cette extermination planifiée qu’il avait déjà subie. Cette déclaration de guerre apparaissait comme une témérité insensée, un défi lancé non seulement à l’armée qui, par les fautes de nos maîtres, était devenue l’une des plus amères du monde. Aucun Dien-Bien-Phu n’était à prévoir. Le monde n’interviendrait pas avant que les sacrifices de ce peuple n’eussent dépassé les limites humainement et politiquement supportables. Soulevés par cet esprit numide de « la mâle et forte ville d’Afrique », comme Froissart appelait l ’Algérie de son temps, les chefs algériens prenaient la décision la plus grave de son histoire. Le 1er Novembre 1954, les clés de fer étaient lancés avec la même détermination que le 26 juillet 1830. Ils roulent encore et ne s’arrêteront qu’à l’heure de la raison ou du désastre.

« ...Tous jusqu’au dernier ».

Ce carnage amena-t-il au moins la pacification du pays? Même pas, puisque en 1871 près de la moitié de l’Algérie était en flammes. « Nous avons brûlé, pillé, ravagé les tribus entre Blida et Cherchell, écrivait le maréchal Canrobert, mais le but, la pacification, est loin d’être atteint ». « La force ne les subjuguera jamais, écrit le général Cler. Semblables aux Suisses, ennemis de Charles le Téméraire, ils ont leurs montagnes et leur pauvreté pour se défendre ». Le résultat le plus certain fut « d’entretenir d’éternelles inimitiés ». La commission nous en avait avertis dès 1833: « En égorgeant sur de simples soupçons des populations entières, nous sommes nos plus cruels ennemis en Afrique... Et nous nous plaignons de n’avoir pas réussi auprès d’eux! » Les exodes qui accueillaient notre arrivée étaient, comme dit Vilot, l’indice sûr de la désaffection d’un peuple. Le jour où nous entrâmes à Cherchell, il ne restait pour nous accueillir qu’un boiteux et un idiot, qui erraient dans les rues désertes comme des reproches silencieux.

L’étranger ne l’ignorait pas. Dans une enquête sur l’Algérie publiée à Londres en 1845, le capitaine John Kennedy écrit: « Si l’Europe ne bouge pas, le nombre et les ressources des Arabes sont voués à l’anéantissement dans un combat courageux, mais sans issue ». Devant la commission e 1872, la conclusion de garante ans d’extermination fut tirée par le chef des Bureaux arabes: « On a razzié, pillé, déporté, séquestré, ruiné les tribus. Des populations entières ont été chassées de leur territoire. La désaffection est générale ». Mais du moins, l’historien Verne, ce fanatique de l’Algérie française, pouvait-il enfin écrire: « Deux millions d’indigènes meurent de faim sur une surface capable de nourrir dix millions de chrétiens ».

Cette fois, c’était vrai. Les chiffres truqués de Clauzel en 1830, lui et ses successeurs, en quarante ans de guerre d’Algérie, en avaient fait une réalité... Mais, on déclara - et on déclare encore - que l’état d’abandon de l’Algérie française en 1872 n’était que l’héritage de la Régence de 1830, et de l’insurmontable paresse arabe... Comment s’écrit l’histoire de l’Algérie française, le rapprochement de deux documents va nous l’apprendre. En 1842, le général Baraguay d’Hilliers, l’exterminateur des tribus du Djebel Edough, proclame dans un ordre du jour à ses troupes: « Vous avez dignement répondu à l’attente de la France. Vous avez enlevé à l’ennemi ses femmes, ses enfants, ses troupeaux; vous avez détruit ses habitations et brûlé ses moissons. Partout vous avez porté le fer et le feu ». Sept ans plus tard, le colonel d’Illiers qui n’avait pas connu l’Algérie de 1830, dans un rapport sur la région ravagée et vidée par les troupes de Baraguay, écrit: « En mettant le pied en Algérie, nous avons trouvé un peuple paresseux et ignorant, un malheureux pays dévasté sans cesse par la main de l’homme et par le feu ». Car « c’est toujours le vainqueur qui écrit l’histoire, défigure sa victime et fleurit sa tombe de mensonges », écrit Brecht dans Le Procès de Lucullus. C’est bien pourquoi, prophétiquement, Hamdan, en affirmant solennellement à la face de l’histoire ce qu’était sa nation, savait et disait qu’il remplissait un devoir sacré qui valait à ses yeux le sacrifice de sa fortune, de sa vie, de celle des siens. Ce carnage n’est-il pas d’ailleurs la meilleure preuve de ce qu’il affirme? Supposer que l’armée la plus forte d’Europe n’ait pu venir à bout de deux d’Algériens, parce que désarmés en quarante ans de combat d’extermination est une absurdité. Prétendre qu’au bout de ces quarante ans, le chiffre de la population n’avait pas baissé l’est tout autant. En réalité, une fois réduit à deux millions, le peuple algérien dut renoncer à la lutte ouverte et attendre d’avoir presque retrouvé le chiffre de 1830 avant de la reprendre.

Si l’on tient compte de son taux d’accroissement moyen de 1870 à 1930, environ un million tous les quinze ans, ce n’est pas huit, neuf, dix millions d’habitants que le peuple algérien a perdu de 1830 à 1872. Pourtant le problème fut un problème moral et non un problème comptable . Ce n’est pas le nombre de millions qui est en jeu: « Des généraux illustres n’ont pas hésité à proposer l’extermination d’une nation entière en se basant sur un petit nombre d’habitants, écrit Hamdan. Même en admettant que ce nombre ne dépasse pas deux millions comme ils l’ont dit, ne serait-ce pas un crime aux yeux des peuples civilisés?... Nous ne sommes pas qu’un peuple d’esclaves infortunés et impuissants; pourtant les Algériens sont aussi des hommes. » Et il ajoute: « Les calamités du XVIe siècle se renouvelleraient-elles au XIV ème siècle? »

Le sort des Indiens d’Amérique hantait alors les Algériens. Que répondait-on à cette question angoisse? Ecoutons un scribe de Clauzel, ce noble précurseur de l’Algérie franquiste: « On a reproché à l’Espagne sa cruauté en Amérique. Pour le philanthrope, la prise de l’Amérique a été un bonheur. Or, l’Algérie est une nouvelle Amérique. Mieux que nous, l’Espagne pourrait européaniser l’Algérie. » (C’est un fait que la mentalité de reconquista de l’élément espagnol en Algérie a contribué à y durcir notre politique et y aggraver l’inimitié) A la même question, voici ce qu’osera répondre en 1835, devant la Chambre, le ministre de l’Instruction publique: « Qu’ont fait les Puritains en Amérique du Nord au XVIe siècle? Ils ont combattu la race rouge, l’ont laborieusement refoulée, lui ont enlevé le sol pied à pied. Les populations arabes ne résisteraient certainement pas mieux... Certes, ils faut procéder avec plus de mesure... Mais il ne faut pas croire que, dans les entreprises du XVIe siècle, il n’y ait rien à imiter. » Le général Duvivier répond à cette créature du roi: « Croyez-vous que la postérité ne vous demandera pas de compte, comme à Cortez et à Pizarre? Eux, au moins, avaient réussi. Si nous ne réussissions pas, à quelle exécration serions-nous voués! Nous libérons les nègres et nous exterminons tout un peuple sans même avoir un but arrêté. » Le général de Brossard ajoute: « Devant les populations détruites la terre couverte de ruines, les champs tendus incultes, il faut le dire, France devra rendre raison ».

Que ceux qui se refusent - et je les comprends - à croire à pareil génocide, lisent le discours prononcé le 4 juillet 1845 par la maréchal de Castellane. « Par ce système de tout détruire (d’avril à juin, on a porté le massacre de Ténès à Orléansville) en brûlant, détruisant, enlevant les femmes et les enfants, nous allons grand train. Mais cette guerre ne finira jamais. C’est une éternelle partie de barres. L’Algérie coûtera sans doute beaucoup à la France. Il faut se résigner ». Que pouvait faire, hélas Castella contre l’implacable dictature du criminel de guerre installé aux Tuileries?

Mais la note la plus cynique du parjure s’est donnée par le « libéralisme humanitaire » de Napoléon III. « Le dieu des armées, proclame-t-il à Alger en 1860, n’envoie aux peuples la guerre que comme châtiment ou comme rédemption. Dans nos mains, la conquête ne peut être qu’une rédemption. La providence nous a appelés à répandre sur cette terre de bienfaits de la civilisation. Or, qu’est-ce que la civilisation? C’est compter la vie de l’homme pour beaucoup, élever les Arabes à la dignité que la providence y a enfouis et qu’un mauvais gouvernement laisserait stériles: telle est notre mission ».

Et Napoléon, solennellement, renouvellera la caution de la France aux proclamations de 1830, ces « monuments ». « La Restauration, dira-t-il en 1863, a promis aux Arabes de respecter leur religion et leurs propriétés. Cet engagement solennel existe toujours pour nous et je tiens à honneur d’exécuter ce qu’il y avait de grand et de noble dans ces promesses. L’Algérie n’est pas une colonie mais un royaume arabe... » Il reviendra sur les proclamations dans son appel aux Arabes du 3 mai 1865. « Lorsqu’il y a trente-cinq ans la France a mis le pied sur le sol africain, elle n’est pas venue pour détruire la nationalité d’un peuple, mais au contraire affranchir ce peuple... Néanmoins, pendant les premières années, impatients de toute suprématie étrangère, vous avez combattu vos libérateurs... Deux millions d’Arabes ne sauraient résister à quarante millions de Français. Une lutte de un contre vingt est insensée! » Nous entendons alors notre Machiavel donner toute la mesure de ses talents: « Vous m’avez d’ailleurs prêté sacré, vous obligeant à garder vos engagements (Coran, chap. VIII. Du repentir, verset 4). » Le cercle de l’imposture se refermait sur le plus impudent des tours de clefs!

Le monarque confirmera cette bonne conscience et celle de la France dans sa proclamation du 7 juin 1865 à l’armée d’Afrique: « L’Afrique a été une grande école pour l’édification du soldat... il y a acquis ces mâles vêtus, senti son âme s’ouvrir à tous les nobles sentiments. Jamais dans vos rangs la colère n’a survécu à la lutte, aucune haine..., aucun désir de s’enrichir de ses dépouilles. Vous êtes les premiers à tendre aux Arabes une main amie. Soldats de Mouzaïa, des Zaatcha de Constantine... vous avez bien mérité de la patrie! » serment et votre conscience, comme votre livre.

« ... La pure vérité ». Comment, le peuple français d’alors, celui de Hugo et le Michelet, a-t-il pu se laisser imposer quarante ans de guerre d’Algérie? La réponse est sous nos yeux. Depuis six ans, le même problème de nouveau se pose à la France dans les mêmes termes, obscurci par les mêmes équivoques et les mêmes interdits, enlisé dans le même marécage d’intérêts, de corruption et de répression. Si les chiffres qui circulent dans le monde (et que les Français sont les seuls à ignorer) sur les victimes de cette guerre sont exacts, si on tient compte des taux de moralité qui sévissent dans cet univers concentrationnaire de « regroupés », « hébergés », évacués ou internés, le rythme de destruction est comparable à celui du siècle dernier. Ainsi, d’un siècle dernier. Ainsi, d’un siècle à l’autre, le sacrifice d’un million d’Algériens tous les cinq ans serait la rançon permanente de cette guerre. La guerre d’Algérie s’accompagnait en France d’une vaste entreprise de camouflage, de chantage et de diversion. C’était le deuxième front celui de la subversion, celui des « Bédouins de Paris ».

La presse en était le premier objectif. En 1834, elle se retrouvait pratiquement muselée moins libre que sous la Restauration. Le décret impérial du 17 février 1852 lui appliquera le nouveau bâillon. Armand Carrel écrivait alors dans le National: « Un dictateur militaire qui détruit la liberté de la presse chasse d’abord à coups de pieds les messieurs du Palais Bourbon, il est comme anarchistes, mais comme incapables bavards et brouillons. La liberté de la presse et celle de la tribune ne se séparent pas. Elles ne peuvent que vivre ou succomber ensemble. « Et il ajoute: « Pendant trente ans de guerre, la presse a été enchaînée au nom d’un principe qui a dévoré des générations entières. »

La vérité, réduite au silence, laissait place nette au mensonge: « Cette presse d’Algérie écrit le maréchal de Castemma, en 1838, est d’autant plus dangereuse qu’elle publie en France des choses qui se passent trop loin pour que l’opinion puisse faire justice de ses mensonges. Le gouvernement se laisse influencer par cette presse... Quand je lui parle des exactions, il en est fâché et ne prend pas de mesures: il se plaint de ce qu’on n’obéit pas. » La note officielle, c’était celle que donnaient, par exemple, dans La Revue des Deux mondes, les études de Jules Duval, qui faisaient autorité: « En aucun temps, en aucune colonie, les peuples conquis n’ont été traités avec une pareille mansuétude. »

Les chefs militaires intervenaient de tout le poids de la terreur dont ils disposaient pour influencer l’opinion. En débarquant à Alger en 1830, le maréchal Clauzel menace de « punitions exemplaires » (ces deux mots étaient redoutables sur les lèvres du personnage) ceux qui osent répandre de faux espoirs d’indépendance. « Les plaintes des Algériens n’excitent en nous qu’un redoublement de rage », constat d’Aubignosc. Et lorsque les Maures d’Alger adressent une supplique au roi, ils lui disent qu’elle ne portera aucune signature, car « ce sont de nouvelles fortunes contre ceux qui écrivent des protestations ».

Les menaces sont à peine voilées: « Faisons savoir à l’armée, écrit le Drapeau blanc, ce que les libéraux pensent d’elle, pour la mettre à même de leur témoigner, au besoin, sa reconnaissance. » Pour Clauzel, ceux qui discutent la guerre d’Algérie sont des traîtres et des lâches. « Il y a des amis de la paix, dit-il, la race des peureux est éternelle. » Ceux qui parlent de l’indépendance de l’Algérie, « cette chimère ambitieuse d’une race perfide », sont « des hommes sans foi et sans patrie, des âmes vénales, qui égarent l’opinion et donnent une sorte de vertige au gouvernement lui-même, et cela après les récentes manifestations enthousiastes en faveur de l’Algérie: on ose maintenant déclarer hautement la nécessité de l’abandon! » (L’Afrique française, 1837).

Les députés sont, eux aussi, menacés. Au maréchal de Castellane lui-même, le président du Conseil reprochait de compromettre son uniforme en dénonçant l’extermination; Castellane répondra qu’il parle en homme libres. Il le pouvait: il était pair, marquis et maréchal. Après le débat de juillet 1845, où certains osèrent douter des vertus de l’extermination, Bugeaud, furieux, écrivit au gouvernement: « C’est à bon droit que je puis appeler déplorables ces interpellations. Elles vont produire sur l’armée un pénible effet ». Suit cet argument; « C’est cette philanthropie qui éternise la guerre d’Algérie et l’esprit de révolte. » Sémerie, député ultra, renchérit: « L’impossibilité de gagner la guerre? Je vais vous dire où elle est: elle est dans cette Chambre! »

Bugeaud terrorise l’opinion. Le général de Brossard flétrissant ses méthodes, Bugeaud tentera de le faire condamner pour corruption. Brossard est acquitté. Au procès, son avocat révèle que Bugeaud a touché d’Abd-el-Kader un pot-de-vin de 150.000 francs (près de 100 millions de nos anciens francs). Bugeaud, tireur d’élite qui ne pardonnait pas, veut traîner l’avocat sur le pré, comme il l’avait fait en 1834 avec le député Dulong, qui avait osé dire à la tribune que l’obéissance militaire avait des limites et « devait s’arrêter à l’ignominie ». Des dizaines de milliers d’ouvriers parisiens avaient assisté aux funérailles de Dulong: Ce fut leur protestation muette contre la guerre; vingt mille hommes en armes contenaient la foule; deux pièces d’artillerie, mèches allumées, suivaient le cortège.

Les « intellectuels » étaient suspects par essence. Pour l’Afrique française, c’est « une race dégradée et anti-française de folliculaires ». Ces gens-là, écrit Armand Hain, en 1833, sont « les étouffeurs du patriotisme. Ils font marcher la nation à grands pas vers sa décadence. Heureusement, Alger est enfin le salut de la France qui se déploie sur elle en arc-en-ciel, sur l’horizon de la patrie qui se rembrunit sans cesse. » Dès 1830, était mis en place le mécanisme terrorise du silence et du mensonge, en même temps que ce « lobby » « algérien dont Thiers et Clauzel étaient l’âme. Le peuple algérien devait souffrir et mourir en silence. Hamdan avait beau s’écrier: « Il n’est au pouvoir de personne de forcer au silence! », on sut l’y forcer: annoncé, le deuxième volume de son Miroir ne fut jamais publié.

Pris entre d’autres, voici un exemple de ce terrorisme de l’information. Le 23 janvier 1835, un communiqué est publié dans l’officiel Moniteur algérien. Une de nos colonnes, après avoir détruit une vingtaines de villages hadjoutes pour se mettre en appétit, pénètre chez les Mouzaïa: « Le résultat a été le châtiment des tribus insoumises. Leurs douars ont été détruits, beaucoup de blé et de bestiaux enlevés. Nous avons pu voir un pays encore jamais exploré. Cette partie de la plaine est très riche, très fertile et bien cultivée. » Relatant l’affaire à son tour, le correspondant de guerre du Toulonnais écrit le 25: « On croirai vraiment assister à la conquête du Pérou par les Espagnols. Parce que les Hadjoutes veulent l’indépendance, faut-il se conduire en vandales?

Les Mouzaïas, la plus belle des tribus que nous avons détruites, se trouvaient au milieu d’un vaste jardin d’oliviers et d’orge. Le feu y fut mis et le bruit des flammes se mêlait aux cris des femmes et des enfants. « Rien, dans ces lignes, qui ne confirme le communiqué. Pourtant, le 27, le Moniteur se déchaîne, brandissant l’inévitable chantage à « nos braves soldats »: « Il fallait retracer ces scènes imaginaires (sic) pour avoir le droit d’insulter nos braves soldats... Certes, il a fallu incendier de misérables douars. Mais pense-t-on qu’on pourra faire des exemples avec de l’eau de rose? On est saisi d’indignation et de dégoût devant ces diatribes, et on doit regretter la légèreté de la presse française. Il faut avoir perdu toute pudeur pour faire un tableau aussi dégradant pour l’honneur de nos armes et notre patrie, aussi faux que malveillant. Le Toulonnais ne fera pas mal de choisir comme correspondant parmi nous un cerveau moins malade et un coeur plus français. Qu’il se présente, Le Toulonnais à la main, et il dira au retour, si toutefois, il a encore la tête sur les épaules, comment il aura été reçu et la récompense que sa philanthropie lui aura méritée. » Je ne sais s’il garda sa tête, mais Le Toulonnais rendra dans le rang.

La vérité est qu’il fallait veiller au grain, car cette guerre d’Algérie n’avait jamais cessé d’être impopulaire. Même à ses soldats, Bourmont, avant d’embarquer, n’osa parler dans sa proclamation que de libérer un peuple opprimé. Les fêtes organisées par les préfets pour célébrer la prise d’Alger provoquèrent des troubles, à Bordeaux en particulier. Aux élections, qui eurent lieu au moment de la conquête, Alexandre de Laborde, chef de file des « anti-algéristes » fut triomphalement élu à Paris avec quatre fois plus de voix que son adversaire ultra. D’Haussez, le ministre de la Marine (considéré comme l’organisateur de l’expédition), se présenta devant cinq collèges et subit cinq échecs. Mais les pouvoirs élus au nom de la paix s’empressaient de s’enfoncer dans la guerre.

Ce n’est que par suite d’une erreur malencontreuse que les procès-verbaux de la commission de 1833 furent publiés. Le gouvernement s’en irrita. Des huit commissaires, un seul avait donné des raisons favorables à notre maintien en Algérie. Lesquelles? L’Algérie serait une école où nos soldats s’exerceraient aux dangers des combats, et un moyen de débarrasser les bagnes d’une « population qui croupit dans les vices ». Face à ces considérations élevées, quelles étaient les raisons des sept autres? Les voici par ordre: 1e conquête fâcheuse, 2e legs onéreux, 3e fardeau pour la France, 4e source d’énormes sacrifices, 5e nous coûtera des flots de sang et notre avenir, 6e lourde charge, 7e désavantageux. Et pourtant, la commission conclura à l’occupation. Pourquoi? Parce que, dit-elle, c’est une question d’honneur, une nécessité de la paix intérieure, et que l’indépendance soulèverait haines et passions (« bien que, plus tard, la nation nous saurait gré de notre courage », remarque un des commissaires). La démission de ces parlementaires devant le roi, ses ultras de l’Algérie française et les intérêts qu’ils représentaient enlisera donc leur pays dans « une conquête fâcheuse ». Il faut éclairer l’opinion », concluait la commission: on ne pouvait rien faire, « l’opinion publique » n’était pas prête! Pas prête, cette opinion qui vote toujours pour la paix?

Le stratagème du dernier quart d’heure facilitait ces dérobades. En juillet 1830, on affichait en France la proclamation de Bourmont qui apprenait à des Français avides de paix: « Tout le royaume d’Alger sera probablement soumis au roi avant quinze jours, sans avoir un coup de fusil de plus à tirer. » Les semaines de Bourmont furent des siècles, qui, de « page tournée » en « tiraillade », et de dernier en dernier quart d’heure, nous mène au tout dernier, celui d’aujourd’hui, où je lis enfin que, face à une tourbe de 8.000 tueurs fellagha, notre armée de 600.000 hommes s’honore en outre de 220.000 harkis et auxiliaires musulmans. Allons, cette fois-ci, c’est bien fini, c’est vraiment le dernier! « Chaque année, déclarait en 1845 le maréchal de Castellane à la Chambre des Pairs, nous exprimons le voeu que la pacification prenne fin. Et quand on nous annonce à la tribune, avec beaucoup d’aplomb, que la pacification est complète, quelque événement ou embuscade vient aussitôt donner un démenti ». « Voilà une de ces guerres, prophétisait Le Pour et le Contre en 1830, où trente victoires égaleront une défaite. » « Un succès ne termine rien, écrivait Poujoulat trente ans plus tard. Il faut toujours avoir l’arme au bras et toujours triompher. » C’est que la victoire répond ici à la définition de Von der Goltz: « On vainc l’ennemi non pas en le détruisant lui-même, mais en détruisant l’espoir qu’il a de vaincre ». Alors, où est le vainqueur?

Il est vain de prétendre limiter cette guerre dans le temps et dans l’espace. Une guerre d’Algérie ne peut être qu’une guerre avec le Maghreb tout entier. Nos maîtres le savent bien. Dès la prise d’Alger, leurs journaux écrivaient: « Pourquoi s’arrêter à Alger? Et Tunis, et Maroc? Il faut que l’oeuvre soit complète. » (L’Apostolique, juillet 1830). La deuxième proclamation de Bourmont s’adressait, non pas seulement aux Algériens mais aux « tribus maghrébines ». En 1844, les Kabyles écrivaient à Bugeaud qu’ils reculeraient jusqu’à Tunis s’il le fallait, pour y lever de nouvelles troupes. « L’armée tunisienne est composée des nôtres, disaient-ils, nous serons soldats comme eux. »

« Si encore, au-delà des frontières de l’Algérie, les partisans de l’extermination ne devaient pas retrouver d’arabes, écrivait alors le général de Bussy, ils expliqueraient cet horrible massacre, mais nous sommes destinées à les avoir partout devant nous. » Et, découragé, le général Esterhazy concluait en 1872 que « la Tunisie, le Maroc, le Sahara seraient éternellement de vastes foyers de résistance », faisant « écho au général Paxhans qui déclarait à la Chambre, après la prise d’Alger, que c’était là un simple germe qui bientôt pousserait d’Alger à Tombouctou, et de l’Egypte à Gibraltar. « Eh bien, nous aurons un continent spacieux », répondrait Dupin.

Les ultras qui rêvaient d’aller détrôner l’empereur du Maroc ou le Bey de Tunis, après le dey Hussein, ne manquaient pas d’une certaine logique. De cette logique de paranoïaque qui échafaude un monde parfaitement cohérent sur un défi aux réalités et aux lois naturelles, et qu’on retrouve à l’origine de tous les forfaits, ceux de Pizzare, de Cromwell, de Hitler ou des responsables d’Hiroshima. En 1830, il fallut des démonstrations navales pour obliger Tunisiens et Tripolitains à la neutralité. Avec le Maroc, ce fut, de 1830 à 1903, une guerre plus ou moins froide, coupée de brusques flambées, puis à partir de 1903, une guerre de conquête qui s’acheva, ou plutôt se transforma en 1934. (Les dernières tribus se soumettaient en mars 1934, les premières émeutes de Fès éclataient deux mois plus tard). De 1872 à 1903, la guerre d’Algérie s’étendra vers les confins oranais (où Lyautey inaugurait sa méthode du « Vilebrequin » qui succédait dans le vaste garage de notre mécanique punitive à « la compression par la répression » de Clauzel, à la tache d’huile, au ruban de fer ou à la meule) vers le Sahara et la Tunisie. Après la trêve de la guerre mondiale, les soulèvements constantinois et marocains, la lutte des fellagha tunisiens débouchaient le 1er Novembre 1954 sur la seconde Guerre d’Algérie. Le premier cercle de la guerre franco-maghrébine se fermait ainsi au bout de cent trente-trois ans d’hostilités ininterrompues. S’ouvrait le deuxième cercle auquel la nouvelle solidarité arabe et africaine promet un rayon d’action enfin à la mesure de nos va-t-en-guerre.

« Comme autrefois dans votre pays ».

La légende au dernier quart d’heure ne va pas sans le mépris de l’ennemi. Les Algériens, dès 1830, perdirent soudain toute face humaine. Dès lors, ils ne seront plus qu’une « tourbe indisciplinée de tueurs armés de yatagans et de couteaux », comme disait le colonel de Prébois. Le couteau surout, cette arme sans blason, était honni. On s’étendait avec une complaisance sadique sur les forfaits terroristes, pour donner bonne conscience « aux instruments de la vengeance divine », comme disait l’archevêque de Paris. « Tout Arabe, disait Hain, est un bourreau par essence et par vocation. » « A ces forbans rapaces et inexorables, écrivait Le Moniteur, la civilisation est apparue avec son esprit de douceur, et d’affectueuse sympathie. » Une victime française pèsera aussi lourd sur la balance de l’indignation que 300 ou 400 victimes algériennes. Et parfois, hélas! sur celle des représailles.

Ce mépris de l’adversaire s’exprima sans retenue pendant la famine de 1868: « S’entre-dévorant entre eux, ils firent baisser leur nombre d’un cinquième », affirmait alors Aristide Bérard. En réalité, il n’y eut que de très rares cas d’anthropophagie, dus à des égarés devenus fous de misère. Il y en eut d’autres au retour de la première mission Flatters; ils furent le fait des Français: les Algériens de la mission avaient su y résister. Ce mépris datait de loin, de l’intarissable légendaire qui avait cours sur les pirates d’Alger. La captivité de Saint-Vincent de Paul (une des pièces de sa béatification) tira des larmes à des générations d’âmes sensibles. Larmes gratuites car cette pieuse captivité (dont nos tribunaux accablent encore les patriotes algériens!) n’a jamais existé que dans la fertile imagination du bon Saint. Quand on lit des témoins objectifs, comme le Danois Leweson, il faut bien convenir que les esclaves chrétiens à Alger étaient beaucoup mieux traités que les esclaves maures à Malte, Toulon ou Cadix, où les conditions de vie étaient effroyables. Des raisons politiques inspirées de la Ligue, puis de la Congrégation, les intérêts d’ordres religieux spécialisés présidaient à ces contes de loup-garou. L’abbé Poiret, dans son savoureux récit de voyage, nous apprend qu’à son passage en 1785, la plus grande partie des « esclaves chrétiens » d’Alger étaient des soldats espagnols qui désertaient d’Oran au péril de leur vie (repris, il étaient décapités), préférant de beaucoup l’esclavage chez les Maures d’Alger à la « liberté au milieu des leurs. Louis XIV dut publier deux ordonnances interdisant aux mousses français de débarquer à Alger (une fois à terre, ils refusaient de rembarquer) et obligeant les négociations français à quitter Alger au bout de dix ans de séjour (la plupart préféraient finir leurs jours au milieu des infidèles). Les Musulmans tenus en esclavage chez les Chrétiens étaient d’ailleurs beaucoup plus nombreux: à Malte, Bonaparte libéra près de trois mille galériens du seul bagne de la Valette, et il y en avait d’autres. Dans le même temps, les bagnes d’Algérie ne comptaient que 750 Chrétiens, dont 64 Français.

Thomas Shaw qui passa cinq ans dans l’Alger du XVIIIe siècle, nous apprend qu’il y avait dans cette ville de 117.000 habitants plus de 30.000 renégats. Avec leur famille, il en formaient donc la majorité. (Les Musulmans n’encourageaient pourtant pas des conversions qui leur faisaient perdre l’espoir d’un rachat). A la prise d’Alger, il n’y eut pas un rénégat pour rentrer en France. Les quelques Françaises qui se trouvaient dans la ville, en dépit de toutes les pressions, préférèrent rester avec leurs époux ou leurs époux ou leurs maîtres et même les suivre dans leur exode. La leçon était cuisante pour les civilisés venus apporter « l’éclat lumineux de la délivrance ». Mais pourquoi ces exilés seraient-ils rentrés dans un pays où souffraient quatre millions de mendiants, quatre millions d’indigents et quatre millions de salariés (qui gagnaient de 30 centimes à 1 franc 50 par jour), où 27.000 communes sur 38.000 n’avaient pas d’école, où plus de la moitié des soldats étaient illettrés, où la classe ouvrière était massacrée dès qu’elle élevait la voix, où la détresse était telle que les enfants trouvés atteignaient par an le chiffre incroyable de 130.000?

Les témoignages sont formels. En 1830, tous les Algériens savaient lire, écrire et compter, « et la plupart des vainqueurs, ajoute la commission de 1833, avaient moins d’instruction que les vaincus ». Les Algériens sont beaucoup plus cultivés qu’on ne croit, notre Campbell en 1835. A notre arrivée, il y avait plus de cent écoles primaires à Alger, 86 à Constantine, 50 à Tlemcen. Alger et Constantine avaient chacune six à sept collèges secondaires, et l’Algérie était dotée de dix zaouia (universités). Chaque village ou groupe de hameaux avait son école. Notre occupation leur porta un coup irréparable. Du moins, les avions-nous remplacées? Mgr Dupuch nous répond en déplorant qu’en 1840 il n’ait trouvé que deux ou trois instituteurs pour toute la province d’Alger. En 1880, on ne trouvait encore que treize (je dis bien treize) écoles franco-arabes pour toute l’Algérie. « Nous avons, dit notre grand orientaliste Georges Marçais, gaspillé l’héritage musulman à plaisir. »

Telle était la barbarie de ces barbaresques. Certes, les moeurs parfois frustes d’un peuple resté à l’écart, certains traits orientaux, le comportement expéditif de leur administration, leurs routines, leur indifférence au confort, leur superstitions, leur pointilleuse dévotion choquaient nos sensibilités occidentales. Mais l’Algérie avait sa culture. Cet héritage méritait d’être préservé. « Le propre d’une civilisation n’est-il pas de savoir en accepter une autre sans la détruire? » demandait Hamdan. En fait, ce fut une véritable extermination culturelle.

La commission d’enquête met ici les points sur les i: « Nous apportions à ces peuples les bienfaits de la civilisation, et de nos mains s’échappaient les turpitudes d’un ordre social usé. Nous avons débordé en barbarie les Barbares qu’on venait civiliser. » La discipline turque leur apparut sous nos pouvoirs comme une nostalgique oasis. Rovigo est aussi brutal: « Notre seule supériorité sur eux, c’est notre artillerie, et ils le savent. Ils ont plus d’esprit et de sens que les Européens, et on trouvera un jour d’immenses ressources chez ces gens-là, qui savent ce qu’ils ont été et qui se croient destinées à jouer un rôle ». « Ce qu’il faut, dit Tocqueville, c’est donner des livres à ce peuple curieux et intelligent. Ils savent tous lire. Et ils ont cette finesse et cette aptitude à comprendre qui les rend si supérieurs à nos paysans de France ». A la commission d’enquête qui lui demande ce qui manque le plus aux Maures d’Alger, Bouderba répondra: « Des journaux ». Suivant le général Pellissier, avant notre arrivée, « Alger était peut-être la ville du monde où la police était le mieux faite... Avec nous, les vols, naguère presque inconnus, se multiplient dans des proportions effrayantes ». Laurence, directeur de la Justice nous dit: « L’Arabe tue son ennemi, il ne le détruit pas. Ne parlez pas de dévastations. Il les ignore. Un chose qu’on peut nous reprocher, c’est d’avoir importé en Algérie cet usage barbare, tradition sauvage de nos grandes guerres ».

Une forme de mépris plus subtile, mais beaucoup plus dangereuse refusera au peuple algérien rien toute existence nationale. La calomnie se fait collective. En disant que l’Algérie n’est pas et n’a jamais été une nation, on tente d’atomiser « en poussière d’individus », de robotiser « en machines agricoles et contribuables » un peuple qu’on a sorti du néant et qu’on a donc le droit d’y renvoyer. On ne peut exterminer ce qui n’existe pas. Ces mots-là sont la clef des charniers. Hamdan le savait. Son Miroir répète dans une adjuration pathétique, comme s’il prévoyait le danger qu’ils couraient: « Mon peuple est une nation d’âmes » - et l’âme d’une nation. En 1860, quand Clément Duvernois écrit « qu’il admet l’Arabe-individu, mais que l’Arabe-peuple est mort et bien mort », il ajoutera très logiquement que « les Arabes seront supprimés en tant que nationalité jusqu’au jour où l’armée française abandonnera le sol algérien... »

En 1830, nier l’existence de la nation algérienne eût semblé absurde. L’idée n’en vint qu’avec les progrès de l’extermination: elle la justifiait. Et pour cela, on ira jusqu’au ridicule. Des historiens comme Augustin Bernard ou Esquer, pour nous prouver que l’Algérie n’était pas une nation, nous diront qu’elle nous doit jusqu’à son nom. L’argument est spécieux et l’erreur est fâcheuse. En 1830, on disait la Régence comme on disait la Porte, ou le plus souvent le Royaume d’Alger, comme on disait le Royaume de Naples, de Tunis, de Mexico ou de Maroc. Et même le mot Algérie, s’il n’était pas courant, était loin d’être inconnu (voir les Mémoires d’Apponyi). Les termes « nation algérienne », étaient couramment employés. En Allemagne, l’Algérie se disait « der algarische Staat ». Sans remonter au début du XIVe siècle qui vit le premier traité entre la France et le roi Khaled ou même aux traités de Louis XIV entre « l’Empereur de France et le Royaume d’Alger » pour « la paix et le commerce entre les deux royaumes », le très important traité de 1802 (1er nivose, an X) reconnaissant que « l’état de guerre sans motif et contraire aux intérêts des deux peuples n’était pas naturel entre les deux Etats », et rétablissant avec « le gouvernement algérien » les relations « politiques et commerciales », fait mention de l’ « Algérie », en sept lettres. Le traité fut confirmé en 1814 par Louis XVIII, pour « la paix entre les sujets respectifs des deux Etats ». Cette reconnaissance diplomatique e la nation algérienne par l’Angleterre, les Etats-Unis, et les autres, aussi bien que par la France, ne faisait que constater l’existence et l’unité d’un Etat qui connaissait ses actuelles frontières depuis des siècles. Sur ce point, les anciens voyageurs de la Régence, Poiret, Peysonnel, Shaw ou Laugier, sont tous d’accord. Il n’en est pas un pour voir que la Régence ait eu alors moins de réalité que le Maroc ou la Tunisie, sinon pour constater qu’elle était la plus considérable des puissances barbaresques. Ceux, qui, pour mieux nier aujourd’hui la nation algérienne, simulent quelque objectivité en voulant bien admettre que le Maroc et la Tunisie existent, étaient les premiers naguère à douter de l’unité et du bien-fondé de ces nations. L’Algérie existait dans ses frontières avant l’Italie, l’Allemagne, la Belgique, la Norvège ou l’Irlande - pour ne parler que de l’Europe occidentale.

On tente encore de faire de l’Algérie une ancienne colonie turque. Mais le doulatli et l’odjak algériens, depuis le début du XVIII siècle, ne dépendaient pas plus de la Porte que l’empereur germanique ne dépendait du pape. Le doulatli était partout reconnu comme souverain. En réalité, les Turcs étaient les « portiers » de l’Algérie - et les moins coûteux qu’il se pût trouver. On oublie trop que les Algériens, voisins des Espagnols, furent pendant des siècles obsédés par l’angoisse de subir le sort des Guanches et des Caraïbes. Ximenes, le cardinal d’Espagne, leur en avait donné un avant-goût en 1509, lors de la prise d’Oran: il y fit brûler et égorger les Maures par milliers, pendant qu’il se recueillait en son oratoire, remerciant le Seigneur des Armées de ce triomphe de la Croix sur le Croissant. Le célèbre Cortez, l’ange exterminateur des Indiens d’Amérique, était un des chefs de l’armée d’invasion que Charles Quint lança contre Alger trente ans plus tard. C’est pour se protéger contre cette effroyable menace que les Maures, qui n’avaient pas oublié les horreurs de la Reconquista, firent appel à la marine turque. Ils n’étaient pas marins et l’étendue de leurs côtes les ouvrait sans défense aux incursions maritimes.

En 1572, devant une nouvelle menace, ils demandèrent au roi de France Charles IX de les « recevoir en sa protection » Charles IX décida de leur envoyer son frère, le duc d’Anjou et lui manda des instructions tout à fait pertinentes: « ... Qu’il ne leur soit fait aucun déplaisir en leurs mosquées et religions, ni en leurs personnes et biens. » Parlant du doulatli de l’époque, « il faut, ajoute-t-il, une fois la menace espagnole écartée, protester de lui rendre son pays » - et « le gracieusement traiter » pour pouvoir se retirer sans dommage, « dextrement »... « comme il est bien mal aisé qu’autrement il se puisse faire, vu l’insolence de l’homme de guerre français, lequel se rend insupportable en pays de conquête. » Finalement, les Algériens hésitèrent, les Turcs aussi. Le projet n’alla guère plus loin. Quelques mois, plus tard, le duc d’Anjou poussait le roi au massacre de la Saint-Barthélemly, montrant que sa foi était tout aussi « ardente » que celle du cardinal d’Espagne. « Cette calamité du XVIe siècle », que les Algériens redoutaient tant de l’Espagne, devait, deux siècles et demi plus tard, leur venir de ceux que, jusque là, ils tenaient pour leur meilleurs amis parmi les Chrétiens, et qu’ils avaient sauvés de la famine aux temps de la République.

Certes, l’Algérie était alors un ensemble oriental et médiéval de démocratie communaliste, de normadisme féodal et de théocratie maraboutique, que maintenait et défendait, contre un monde hostile et tout proche, un Etat encadré par une oligarchie militaire (oligarchie incorporée au pays, les Coulouglis, les Maures et même les Juifs en étant souvent les vrais maîtres). Elle ne correspondait pas à tous les aspects de notre conception de la nation; mais nombreuses étaient alors les nations dont la structure n’était guère plus cohérente. Bien peu, en tout cas, possédaient cette ferveur nationale, dont, depuis cent trente ans, le peuple algérien nous donne un témoignage peut-être unique au monde. Avant 1830, Jouffroy écrivait dans une série d’études publiées dans Le Globe: « L’histoire n’offre aucun autre exemple d’une nationalité aussi opiniâtre et aussi persévérante ». Shafer, dans ses souvenir sur la Régence, l’avait déjà noté: « Telle est l’emprise de ce sentiment national, écrivait-il, que mes domestiques m’abandonnent d’un seul coup quand leurs pays les appelle. » La commission de 1833 souligne « leur amour de l’indépendance, leur caractère éminemment national », qui prenait parfois des formes très imprévues: « Le numéraire a disparu, poursuit la commission. L’argent qu’ils gagnent sur nos marchés n’y revient jamais. Il est employé à acheter les armes et de la poudre pour lutter contre nous. » Même nos ultras (Armand Hain convient que « les Maures ont toujours été constitués en corps de nation ») et nos généraux de la conquête devront le reconnaître. Et au maréchal Canrobert qui déclare, décourage, qu’on ne les subjuguera jamais », le général Montagnac répond qu’une nation comme l’Algérie ne perd jamais sans regret son indépendance ». « Chez eux, dit Bugeaud, tout est guerrier, de l’enfant de quinze ans au vieillard de quatre-vingts. Chaque tribu est un camp prêt à combattre, et le pays sera toujours disposé à suivre tous les Bou-Maza qui se présentent. » La « pacification » achevée, en 1872, le général Esterhazy reste sans illusions: « Malgré la pression de l’armée et des colons, le résultat est négatif. On invoque des causes religieuses. Mais les Romains, en six cents ans, n’ont pas réussi à les assimiler. Ce qui est en cause, c’est l’esprit d’indépendance. » Expression de cet indomptable « esprit numide », le cri de Si Hamdan « Nous sommes une nation!), dès 1920, le peuple algérien le reprendra et de plus en plus fort, sitôt qu’il sentira ses forces lui revenir, derrière ses barreaux, et en dépit d’une répression policière sans merci. Ce cri, que l’on entend si bien dans l’ouvrage de Robert Davezies, Le Front, ce cri, sachons-le, nous ne le ferons plus jamais taire. Napoléon III lui-même, dans ses moments de lucidité, saluera « cette nation guerrière et intelligente... qui renfermait pas encore propres à constituer une démocratie viable ». Et c’est vrai que, pas plus que la France de 1860, la Régence de 1830 n’était une démocratie. Mais c’était une nation.

Les Algériens ne cesseront de répondre ce que les Kabyles répondaient à Louis Philippe en 1844: « Nous ne reconnaissons pour chefs que les nôtres et ne nous comptez pas au nombre de vos sujets. Si vous voulez prendre toute l’Algérie, nous vous dirons que la main de Dieu, arbitre souverain qui punit l’injuste, est plus élevée que la vôtre. »

Cette négation de l’âme nationale rejoint dans le mépris de « l’autre », cette maladie de l’esprit et du coeur qui s’appelle le racisme. En 1834, Passy le déplorait à la tribune de la Chambre en ces termes: « Partout où il y a comme à Alger coexistence de races et de civilisations différentes, le vainqueur méprise le vaincu. Rien de plus étrange que le langage que l’on tient aux Etats-Unis. Le sentiment est si naturel, naît et se propage si facilement, qu’on le partage à son insu ». Ce racisme avait son théoricien; un docteur Bodichon, dont les ouvrages indigestes et menaçants eurent leur temps de célébrité. Il eut ses activistes, avec Rochefort et Max Régis. La littérature anti-arabe ou antisémite qui s’épanouit en Algérie de 1880 à 1910 est d’une incroyable est d’une incroyable bassesse. L’exemple venait de haut. Voici, par exemple, les conclusions « ethnologiques » de ce noble cénacle de pairs de France et de généraux qu’était la commission d’Afrique de 1833: « Les juifs? La plaie du pays, êtres bas et méprisables, dont l’âme se résume en un seul mot: argent... Les Maures? Peuple mou, intrigant et parasite, qui ne produit rien. L’Arabe? Paresseux, perfide et cupide. Le Kabyle? Féroce après la victoire. » Seuls les Turcs trouvèrent grâce à leurs yeux: « Ils ont de la gravité, de la dignité et de la loyauté. » On comprend pourquoi: ils avaient été expulsés; et puis, leur discipline, qui rappelait les ordres de Chevalerie, n’était sans doute pas pour déplaire aux présidents, le comte d’Haubersart et le général-comte Bonnet. Pour le Moniteur algérien, suivant l’humeur ou l’intérêt du moment: « Le juif est le garde avancé de la régénération africaine » (13 octobre 1832), ou bien: Ne parlons pas ici des Juifs, qui ne sont que des accidents au milieu des empires » (14 juin 1833). Aux diatribes racistes du maréchal Clauzel, Hamdan répondit avec beaucoup de dignité: « Maures ou Bédouins, nous sommes tous frères et créatures de Dieu... Si nous étions grecs ou polonais, est-ce que vous nous traiteriez de cette manière? ».

En 1843, Bugeaud avait conçu le généreux projet de débarrasser, en deux ans, l’Algérie de tous ses Juifs, « qui constituent, disait-il un fléau et un danger permanent ». Paris l’en dissuada: ils étaient trop nombreux; il valait mieux les « régénérer ». Ce sont les mêmes hommes qui justifieront leurs effroyables représailles de 1871 en accusant les Musulmans de réactions antijuives dont la plupart n’étaient que l’effet de provocations délibérées.

Ce racisme était la philosophie d’une caste féodales de latifundiaires, qui traitait l’Algérie comme son carrosse et l’armée française comme son cocher. Déjà, la commission de 1833 devait d’en indigner: « Il faudrait que la France prodiguât ses soldats et ses trésors pour rassurer une immense fortune à des gens qui ne lui permettaient même pas le léger dédommagement de la reconnaissance, et qui regardaient les efforts de leur patrie comme une dette envers eux. Les colons qui voulaient à tout prix compléter leur spéculation exigeaient à grands cris de la France qu’elle versât pour eux son sang et fit en Afrique, sur les derniers du peuple, ces grands travaux qu’elle ne peut faire chez elle. L’intrigue s’empara de toutes les avenues, l’armée eut aussi à se défendre de cette puissance. Les passions politiques se firent jour, servirent merveilleusement le désordre. Que pourrait-on attendre de gens qui emploient contre la machine administrative tous les ressorts désorganisateurs? »

Ces ressorts ne cesseront de jouer d’une hystérie nationaliste accordée aux diatribes de Maurras ou de Déroulède, et du chantage à la sécession. Déjà en 1871, Alexandre Lambert, et Vuillermoz, le maire d’Alger, réclamaient un protectorat anglais ou américain. On connaît les menaces de rupture, aux temps de la crise vinicole, des viticulteurs et de leurs représentant, comme le sénateur Brière. Poussant à la panique leur masse de manoeuvre européenne de « petits blancs » ou de « pieds noirs », organisant la corruption de « toutes les avenues », ils condamnaient ceux qu’ils prétendaient défendre cette absurde et funeste fuite en avant, qui s’attache à élargir chaque jour un peu plus le fossé où ils redoutent de tomber.

Nos maîtres s’empressaient d’ajouter à la panique, en leur prédisant, dans une Algérie « livrée » aux Algériens, un « chaos désespérée ». Clauzel disait déjà en 1833: « Notre départ serait le signal du massacre de tous nos partisans juifs maures, il livrerait le pays à toutes les horreurs de la guerre civile ». « Ce serait abandonner nos partisans et ceux qui ont engagé leurs capitaux », précisait la commission. A une époque où ces partisans et ces colons se comptaient quelques centaines, la mauvaise foi du prétexte était manifeste. Chacun savait que l’ordre régnait à Alger avant 1830. Les « otages » - tel était alors le nom officiel de nos partisans - servaient à faire pression non pas sur les Algériens, mais sur la France. Rendre son indépendance à un pays conquis soulève des problèmes épineux. Les aggraver en ajournant leur solution était une lourde faute.

Vieux comme le monde, le stratagème du chaos est celui de tous les conquérants: on détruit, on surplante l’appareil d’Etat, après quoi on déclare hautement qu’on se refuse à abandonner un pays dévertébré: « On a tente de dissoudre l’organisation des tribus, bouleversé la justice, détruit les vieilles coutumes de la nation... de sorte que, sans guides, ce malheureux peuple erre à l’aventure », écrivait Napoléon III, qui aboutit à l’inévitable conclusion: « La pacification des Arabes est la base indispensable de la colonisation? » Au lendemain de la prise d’Alger, les « progressistes » de l’Avenir disaient déjà « qu’Alger sans nous serait jeté dans une affreuse anarchie ». L’Egypte, le Liban, le Maroc étaient, eux aussi, promis à un chaos qui n’est dû le plus souvent qu’aux séquelles de la conquête ou aux intrigues des anciens maîtres. « On trouvera un jour d’immenses ressources chez ces Algériens », disait Rovigo.

Louis-Philippe osera conter à Thomas Campbell qu’il rendrait Alger aux Algériens s’il savait seulement comment en « restaurer l’Etat »! Il se plaisait à invoquer son abnégation, à laisser entendre qu’il était las, tout le premier... de cette guerre interminable: « A qui le dites-vous! » On claironnait tout aussi haut les obligation de l’honneur. A ce clairon qui sonne depuis 1830; voici ce que répondait, au cours du débat algérien de 1834, le savant et député Passy: « A Madrid, les Cortes n’ont pas eu le courage d’émanciper les colonies d’Amérique. L’orgueil espagnol ne pouvait s’y résoudre. C’était se déshonorer aux yeux du monde. Eh bien, les colonies ne s’en sont pas moins émancipées. Mais les Espagnols, payant le prix de l’orgueil, ont tout perdu. Voilà, messieurs, le résultat de ces invocations à l’honneur national. L’honneur d’une nation est dans la morale et la raison et non dans l’obstination, et ne pas savoir renoncer à des conquêtes ruineuses et à une domination brisée, c’est une faute et souvent un crime. Peuples et rois devraient le savoir. »

L’honneur d’une armée n’est-il pas de servir celui de la Nation?

Les assurance des chefs algériens sur le sort de nos colons et de nos partisans ‘ont jamais fait que confirmer de la façon la plus nette (par exemple, le manifeste de mai 1955) ce qu’en disait Hamdan en 1830: « Les Français sont des hommes et la fraternité nous unira à eux. La religion est une chose morale qu’on ne disputera pas. » Mais, dès 1830, on oublia qu’au temps de la Régence le commerce de l’Algérie indépendante se faisait presque entièrement avec la France. On présentait le tableau d’un peuple français étouffant dans ses frontières sans l’exutoire de son espace vital algérien. Là non plus, l’argument ne reposait sur rien. Le seul pas que l’Algérie soulagea de son surpeuplement fut les Baléares, qui lui donnèrent d’ailleurs ses meilleurs colons! En réalité, jusqu’à la fin du siècle, la colonisation fut dérisoire. En 1844, l’Algérie comptait 2.237 colons, femmes et enfants compris? Il y avait alors 45 soldats pour un colon, et un Européen sur trois se trouvait à l’hôpital. En 1872, on ne comptait toujours qu’un colon pour mille Européens... « La Mitidja, qu’on appelait avant la mère des pauvres, qu’en avons-nous fait? » demandait alors le général Esterhazy: « Quelques hameaux éparpillés ici et là ». L’Algérie de 1870 ne comptait encore que 200.000 Européens, et la proportion de véritables colons était toujours aussi infime. En 1954, on trouvera 25.000 propriétaires européens dont quelques centaines seulement possèdent les neuf dixièmes des terres de la colonisation.

Devant ces résultats, Tocqueville, toujours lucide, indiquait en 1840 ce qui était alors l’évidente solution, la plus raisonnable, celle-là même qu’Hamdan avait suggérée dix ans plus tôt: Si nous voulons coloniser sérieusement avec des Européens, ce sera la guerre. Ce qu’il faudrait faire? Exploiter le pays à la manière de l’Egypte. » Déjà sous le Second Empire, on évoquait la tragédie du reflux massif. Et l’on affectait de croire que, privé de ce débouché, le peuple français risquait d’étouffer dans ses frontières. La réalité était moins tragique. Soyons sérieux: Si, des chiffres donnés avant 1954, on déduit les habitants nés ailleurs et qui n’ont pas fait souche, les étrangers, les juifs autochtones, les Musulmans assimilés, il reste environ 50.000 Français dont l’ascendance et pour moitié d’origine française. Comment faire croire que les 250.000 Français de plus compterait la France sans cette émigration en Algérie n’auraient pu trouver place chez elle, ou émigrer ailleurs? Comment les Algéristes du Second Empire ne voyaient-ils pas que mener une guerre de quarante ans, « boucher l’avenir » de deux nations et de quarante millions d’être humains pour pareil résultat était plus qu’un non-sens: une trahison?

Cette guerre était un gouffre: cent millions par an, qui nous paraissent infiniment loin de nos trois milliards quotidiens. Mais pour l’époque, et pour le territoire exigu que nous occupions, c’était une somme énorme. Devant cette absurdité l’Anglais Sainte-Marie écrivait dans un rapport publié à Londres en 1846: « Comment ne voient-ils pas que cette colonie est un gouffre sans fond, et qu’après toutes sortes de sacrifices il faudra l’abandonner? Elle ne rapporte rien que 400.000 francs de droits de douane ». Dans son fameux pamphlet. Ce qui se voit, ce qu’on ne voit pas, l’économiste Bastiat consacre un chapitre à l’Algérie: « l’Etat dit à Jacques Bonhomme: je te prends cent sous pour installer un colon en Algérie, sauf à te prendre cent sous de plus pour l’y entretenir, et autres cent sous pour entretenir un soldat qui garde le colon, et autre cent sous pour entretenir un général qui garde le soldat, qui... etc..., etc... Que fait Jacques Bonhomme? Il crie: Mais c’est la forêt de Bondy! Mais comme l’Etat sait qu’il crie, que fait-il? Il brouille les cartes... Malheureuse France! Aux 1.500 millions dévorés par l’Algérie se joindront un ou deux milliards, aux 100.000 soldats qu’elle a détruits, se joindront 100.000 nouvelles victimes. Mais il arrive ceci, et je rentre par là dans mon sujet: cette activité fiévreuse et, pour ainsi dire, soufflée, frappe tous les regards, c’est ce qu’on voit. Le peuple s’émerveille. Ce qu’il ne voit pas, c’est qu’une quantité égale de travaux plus judicieux a manqué à tout le reste de la France ». La France en Algérie ressemble, ajoute-t-il, à cet alchimiste qui dépendait 300 francs pour fabriquer 20 francs de poudre d’or.

On répandait la fable que l’indépendance de l’Algérie mettrait l’ouvrier parisien au chômage, alors que l’Algérie n’a jamais absorbé plus de 2% de notre production et que les profits provenant de cet infime pourcentage n’ont jamais eu aucune commune mesure avec les charges écrasantes de la guerre. Dès 1860, le grand capital, les banques, les sociétés s’en mêlèrent. Les cadeaux furent somptueux. La compagnie genevoise reçut 20.000 hectares. Les journaux étaient pleins de Mexique d’Eldorado. On rêvait d’Icarie et de Texas. Les Saint-Simoniens, Talmabot, Péreire, brassaient les affaires. Ce n’était plus l’or jaune de la Cassauba, mais déjà un or plus fluide... plus secret encore. L’alchimie en était toujours aussi coûteuse pour nos deux peuples. Le pacte colonial en était la sorcellerie. La moralité en était fondée sur le devoir de la « civilisation » de « régénérer » un pays en raison des ressources qu’il promettait. Les affairistes étaient pleins d’espoir. On spéculait sur les surprises d’un Sahara qui paraissait illimité. C’était le temps de « la pluie d’or ».

Le maréchal Randon, qui gouvernait alors à Alger, en ouvrait les perspectives: « le capital est une force capricieuse et indomptable qu’aucune main ne gouverne. On ne peut l’appeler qu’autant que toutes choses lui plaisant. Il n’avance que comme les soldats de la deuxième colonne d’assaut. La première a comblé les fossés de ses morts et dégagé la brèche. La seconde passe pardessus et emporte la place. Ainsi en sera-t-il de notre Algérie. » Pourtant dès 1830, l’abbé de Pradt nous avait mis en garde: « il en sera d’Alger comme des édifices, les devis sont séduisant, mais plus profitables aux entrepreneurs qu’aux propriétaires ».

Les entrepreneurs étaient alors Louis-Philippe, ses banquiers (dont Lafitte, Perrégaux, James de Rotschild), et ses chefs de guerre. La commission de 1833 dut convenir qu’on « voulait coloniser d’Algérie au prix d’énormes sacrifices, alors qu’on n’avait pas fini de fertiliser la France ».



A suivre ...
Amar Moukah Exellente etude sur l'origine de la colonisation dans toute sa splendeur au detriment d'un peuple ,d'une civilisation qui ne demandaient a se developper dans son mode de vie et coutumes parer de sa paisibilite,de sa bonte et generosite,de partage ,impregnee de sagesse infini.Merci
MOUKAH AMAR - HISTORIEN, TECHNICIEN INDUSTRIE - ALES, France

30/11/2017 - 363801

Commentaires

un important livre
saidani said - taleb - PARIS, France

13/06/2012 - 33907

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