Algérie - Eberhardt Isabelle

Elle s'habille en homme et voyage seule en Kabylie et vers le grand Sud. Isabelle Eberhardt, la Genevoise, ne rêve que d'ailleurs et d'écriture.



Elle s'habille en homme et voyage seule en Kabylie et vers le grand Sud. Isabelle Eberhardt, la Genevoise, ne rêve que d'ailleurs et d'écriture.


Le 27 juillet 1900, Isabelle quitta Alger et Letord. Elle partait, il restait. L'aimait-il? L'aimait-elle? Rien de ce qui a été écrit pendant ces jours-là ne permet d'imaginer la nature de leurs sentiments. Mais nous savons que, même séparés, ils ne s'affranchirent jamais l'un de l'autre. Dans les pires moments de sa vie, Isabelle recevait encore témoignages d'amitié et encouragements de l' «ami Eugène».

Pour en savoir plus, il faut aller de l'avant, il faut fouiller les notes qu'elle prit l'année suivante, à Marseille. Là, elle osa une confidence. On comprend enfin qu'ils s'aimèrent. Que voyait-on sur la table d'Isabelle, à Marseille, pendant ces semaines pas si lointaines de faim et d'inquiétude, ces jours sur lesquels nous reviendrons? D'abord un roman de Dostoïevski - parce que, disait-elle, «c'est la lecture en ce moment qui me convient le mieux» -, et puis les lettres d'Eugène Letord, toutes ses lettres: «J'ai relu hier soir les lettres de l'ami Eugène. Dieu quel changement, en lui aussi, en ces six années d'amitié! Quelle évolution depuis ses premières lettres si jeunettes et sa dernière, venue du fond du désert, de ce Touat dont le nom seul me fait rêver! Quel assombrissement dans cette âme! Il me semble que ce roman d'amour à Alger a beaucoup influencé Eugène en ce sens... Il a fallu que cet amour fût réel et profond et c'est, je crois, ce qui lui est arrivé, à en juger d'après cette lettre si douloureuse où il m'annonçait son départ subit, presque sa fuite dans l'extrême Sud?»

Il l'aimait donc.
Or, Isabelle s'en alla. Elle entreprit un voyage dans le Sud par un itinéraire qui ne différait guère de celui qu'elle avait suivi un an auparavant. Elle était allée à El Oued en partant de Tunis. Cette fois, elle partait d'Alger. Mais ce voyage, qui offrait toujours les mêmes risques et les mêmes fatigues, n'était plus celui d'une nomade. Etait-ce à El Oued qu'elle allait s'établir ou était-ce à Ouargla? Elle hésitait encore. Mais où qu'elle allât, c'était pour y prendre racine et non pour batifoler. Comme pour mieux s'en persuader, elle ne cessa de se répéter: «Il faut aussi ne pas oublier que je suis venu au désert non pour me livrer au dolce farniente de l'an dernier, mais bien pour travailler.»

Isabelle avait pris le train pour Constantine. Il n'y en avait qu'un par jour. Elle voyageait en troisième classe. Un trajet désespérément long mais qui permettait de voir du pays. Le train s'écartait du littoral et s'enfonçait entre des chaînes de montagnes arides. On apercevait des villages kabyles accrochés en surplomb des précipices. La voie décrivait des courbes et des lacets, elle franchissait des oueds. De halte en halte et d'heure en heure, on s'arrêtait beaucoup. Le temps pour les voyageurs d'aller au buffet de la gare. Isabelle se sentait en de bonnes dispositions. Elle voyageait «presque en tête à tête avec l'être juvénile et sympathique qu'est Moktar». Ce compagnon de voyage lui avait-il été fourni par le capitaine Letord? Ou bien était-ce un inconnu, rencontré dans un wagon à demi vide? Tout serait allé pour le mieux si, en plus de sa présence, il n'y en avait eu une autre, jugée détestable. Isabelle constatait avec déplaisir que son état d'esprit, «relativement bon», était irrémédiablement gâté «par la présence de la maîtresse du lieutenant Lagrange, affreuse créature, répugnante». Les Européens étaient décidément de trop...


Une remarque que Guy de Maupassant - alors qu'il suivait en plein été le même itinéraire - avait faite avant elle: «C'est nous qui avons l'air de barbares au milieu de ces barbares... Tout ce que nous faisons semble un contresens, un défi à ce pays, non pas tant à ses habitants qu'à la terre elle-même.» Harcelée par le désir d'arriver, impatiente de retrouver ses cahiers, ses notes, son travail, Isabelle apportait moins de soin à son Journal de route. Prenait-elle plaisir à ce qu'elle voyait? Elle semblait à court de temps; elle faisait la liste de ses étapes en intervertissant leur ordre; elle revenait, elle repartait, au risque de se perdre et de perdre ses lecteurs.

Aussi longtemps qu'elle se déplaça en train, ce voyage la laissa indifférente. Ses impressions sont brèves. Elle traversa la Kabylie, ses paysages déchiquetés et sauvages, ses hauts plateaux. Le train emportait dans ses flancs brûlants une Russe qui allait louer une maison dans les solitudes sablonneuses du Souf et se vouer à l'écriture comme d'autres, dans le même but, prennent leurs quartiers d'été sur la côte normande. Après Beni Mansour, cela devenait fort beau. La voie traversait la chaîne des Bibans et passait entre d'étranges murs naturels faits de schiste brillant; elle se glissait entre de grands rochers d'un gris profond; elle franchissait les Portes de Fer, ce défilé qui avait inspiré aux légions romaines, puis aux armées turques, une sainte terreur. Nulle armée ne s'y était risquée avant l'armée française en 1839.

Mais tout cela, malgré sa beauté, était trop touristique pour Isabelle qui, pour une fois, contemplait sa chère terre d'Islam d'un ?il critique. A Bordj-bou-Arreridj, localité sans grande originalité, il est vrai, et qui datait des premiers temps de la conquête, Isabelle écrivait: «A Bordj-bou-Arreridj, la plaine offre un spectacle d'une tristesse plus désespérante que n'importe où ailleurs.» Plus loin, cela ne s'arrangeait guère. Saint-Arnaud, petite ville européenne, ne l'enthousiasmait pas. «Ressemble à Batna», remarquait-elle assez sèchement. Lorsqu'elle découvrit que le nom arabe de cette bourgade était El Eulma, alors elle s'aperçut du même coup que ce grand village perdu était «pourtant verdoyant» et «que ses jardins lui rappelaient ceux de la Colonne Randon, à Bône», ville à laquelle la rattachaient tant de chers souvenirs.

Ce n'était pas la première fois que l'on constatait ce double regard chez Isabelle, d'abord hostile, froid et refusant jusqu'aux noms donnés aux nouvelles localités, puis plus calme et d'une vision très sûre. Pouvait-elle s'attendre à trouver en plein djebel tous les saints du paradis chrétien? Le long de la voie, rien que des noms de saints. Après Saint-Arnaud, Saint-Donat et, plus loin, à peine franchi l'Oued el Hassi, une gare du nom de Chasseloup-Laubat. Pourquoi? Pour la plus grande satisfaction des uns - «Il faut les humilier», disaient-ils des Arabes - et la plus grande gêne des autres. Ras El Ma sonnait quand même mieux.

Bien que de parti pris, Isabelle n'avait pas d'idées arrêtées. Elle faisait de son esprit ce qu'elle voulait. Comme de son corps, du reste. Elle dormait n'importe où et quand elle le pouvait. On lit: «A Sidi Amram, couché à terre, près d'un feu de djerids secs, sur le sable chaud... Il y avait là un soldat français venu je ne sais d'où.» Mais si un matin la laissait sous une impression déplaisante, elle attendait le soir pour en avoir une autre. C'est ainsi que la petite ville de Saint-Arnaud, qui ressemblait si désagréablement à Batna, une fois désignée par son nom arabe devint, avec la nuit, un lieu de délices. Isabelle prit le temps de confier à son Journal la nature de ce changement et l'impression qu'en fin de compte lui avait laissée sa halte: «Une impression intense, très douce de la Vieille Afrique et du pays bédouin: au loin, les chiens aboyèrent toute la nuit durant, et le chant du coq se fit entendre. Sérénité, douce mélancolie et insouciance.» Isabelle avait sur Thomas Edward Lawrence cette supériorité: elle savait revenir sur ses pas, alors qu'il avouait en être incapable. «Je ne reviens jamais sur mes pas», écrivait-il à Charlotte Shaw. Ce qu'ils avaient en commun était leur inguérissable élan vers le danger, et ce que Massignon appelait «leur détachement du monde».


A cette époque, le chemin de fer ne dépassait pas Biskra. Restaient les mulets, les chevaux, les chameaux ou la marche au pas des caravanes. Isabelle fit le reste du trajet tantôt à cheval, tantôt à dos de mule et tantôt montée à dos de chameau. On ne partait pas sans guide. Isabelle en prit un qui, d'évidence, avait une parfaite connaissance de la région. Sans doute une trouvaille du capitaine Letord. Habib - c'était son nom - vivait à El Oued avec sa famille, et l'on est frappé par l'absence d'incidents survenus au cours de ces jours et de ces nuits vécus en des lieux de solitude et qui, hors des itinéraires tracés, n'en étaient encore qu'au stade de l'exploration. «En dehors de l'étroit ruban où chemine la colonne, du sentier piétiné où tremble parfois un flocon d'écume, en avant, en arrière, à gauche, à droite, c'est le danger, la mort peut-être.»

De ces dangers, Isabelle ne semblait pas consciente. Entre les deux voyages d'Isabelle, quelle différence! Alors que sa première traversée du Souf avait, à plusieurs reprises, risqué de tourner au drame, Isabelle, cette fois, bien que seule dans ce pays sans route et sans eau, exposée à la chaleur torride des jours, au froid brutal des nuits, mangeant en plein vent, couchant dans le sable, traversant des sebkas sans que la croûte étincelante ne cédât sous ses pas, Isabelle rencontra peu de difficultés, en somme, et vécut comme en se jouant. Elle en était la première étonnée: «Je suis heureux de constater que l'écrasante chaleur qu'il fait dans le désert ne m'accable pas trop. Encore ne suis-je pas tout à fait dans mon état normal, à cause de la fatigue du voyage, des veilles prolongées de ces derniers temps», écrit-elle. Rien ne l'arrêta. Pas même les risques d'insolation qui, de tout temps, ont guetté ceux qui affrontent ce pays torride. Isabelle ne faisait pas exception. Mais cela ne l'empêchait pas d'avancer. On lit: «Chaleur intense. Malaise. Remonté à chameau.» Quant à ce «peu de fièvre» ... La fièvre? Quelle fièvre? Sa thérapeutique consistait à tourner le dos à la maladie. Un jour plus tard, elle était rétablie. On lit: «Disposition d'esprit excellente. Etat de santé idem. Comme j'ai bien fait de quitter l'Europe et de choisir El Oued pour résidence...»

Elle ne traînait pas en route. Elle était pressée. Il lui fallait arriver à El Oued et se remettre bien vite au travail. Ses nuits étaient de plus en plus courtes. «Cette nuit, vers 2 heures, traversé l'oasis lugubre d'Ourlana.» Et ailleurs: «Aube superbe. Levé à 4 heures.» Ou encore: «Nuit absolument blanche. A 2 heures, vu au-dessus de la dune s'allumer une lueur rouge, sans rayons, terne.» Quand dormait-elle? [...]

Rien vraiment ne l'inquiétait. Elle était sûre d'elle et sereine. A Touggourt, lorsque assise dans la salle commune du gîte d'étape «pour fuir les innombrables mouches» de sa chambre, elle attendait la réponse du Bureau arabe, elle paraissait sûre de parvenir à ses fins. Les autorités n'allaient certainement pas s'opposer à ce qu'elle allât à El Oued. L' «ami Eugène», elle le savait, lui avait ouvert la voie: il avait annoncé le passage d'une demoiselle russe qui se consacrait à la littérature. Une fille vêtue en garçon, assez énigmatique, très romantique et tout à fait inoffensive... Elle menait la rude vie des Bédouins et ne se rendait à El Oued que pour se familiariser avec les us et coutumes de cette région. Mais ce qui facilita plus que tout l'installation d'Isabelle à El Oued et lui ouvrit la route fut la nouvelle qui lui fut donnée à Alger: Susbielle n'y était plus. L'officier avec lequel elle était entrée en conflit à son dernier passage, l'homme qui s'était le plus violemment opposé à sa présence dans la région, le lieutenant baron de Susbielle, toujours aussi cassant avec les indigènes et toujours privé de son troisième galon, avait été envoyé dans le Grand Sud, à In Salah la Rouge, dans l'immense plaine du Tidikelt. Il tenait sous sa coupe des territoires devenus le domaine de prédilection des Ouled Sidi Cheikh, guerriers intrépides. Ce n'était pas un lieu de tout repos. Mais l'essentiel était qu'il fût loin... La route était libre et Isabelle n'avait plus rien à redouter.

Celui de qui dépendait l'autorisation d'aller à El Oued était le chef de bataillon Pujat. Lui seul, en sa qualité de Commandant Supérieur du Cercle de Touggourt, détenait le pouvoir, lui seul pouvait donner à ses services l'ordre de laisser le passage ou de le refuser. Il n'était pas un inconnu pour Isabelle. Elle avait entendu parler de lui et lui d'elle, au cours de leurs randonnées respectives. [...]

Rien de semblable cette fois. Les services du commandant Pujat ne s'opposèrent point à ce qu'elle allât à El Oued «établir ses pénates».

Après une nuit absolument blanche, Isabelle avait réveillé Habib, fait un feu, préparé le café et, à 4 heures du matin, ils avaient tous deux quitté Touggourt. La piste serpentait entre les dunes. A la dernière oasis, avant El Oued, ils s'étaient arrêtés. C'était à Ourmès, au creux d'une dune. Un lieu d'ombre, un paradis. Isabelle note: «Sieste dans les jardins. Spectacle enchanté.» Et pourtant il faisait grand jour. Mais en dépit des mouches, en dépit de la «chaleur des burnous», elle vit dans cette escale la promesse d'autres siestes dans d'autres jardins. Elle rêva de haltes futures, nocturnes, celles-là. Son intuition ne la trompait pas. Mystère des presciences... Un jour, Isabelle allait s'interroger sur «ces pressentiments vagues, sans aucun fondement matériel et raisonnable, qui ne nous trompent cependant jamais».


«Descendu devant la maison de Habib, au milieu de la rue. Songé à toute l'étrangeté de ma vie.»

Isabelle était arrivée. Mais là, à l'instant de retrouver cette ville qu'elle aimait tant, elle avait eu l'un de ces moments terribles pendant lesquels on revoit le passé, où l'on se dit: «Que nous étions heureux!» Brusquement elle se rendait compte: les officiers qui l'avaient si chaleureusement accueillie lors de son premier séjour dans le Souf étaient tous partis. Qu'avait-on fait d'eux? Où était celui dont elle avait dit: «Il a l'âme arabe», où était Toulat? Envoyé au Bureau des affaires indigènes de Laghouat. Un avant-poste saharien. Et Mauviez? Où était le bon major, celui qu'elle appelait «Docteur Subtil»? Lui non plus, elle n'allait plus le revoir. Il en avait eu marre du désert... Parti avec la Légion étrangère qu'il avait suivie à Madagascar. Et Domercq, le lieutenant de tirail-leurs? «Son vieux Domercq» avec lequel elle pouvait parler «des choses de l'âme et de l'esprit». Il lui avait dit: «Prends garde! Tu vas t'accoutumer à cette vie... Prends garde! De lendemain en lendemain tu remettras toujours le travail littéraire.» Mais où était passé Domercq? Il lui écrivait de Djidjelli... Tous partis... Et l'amitié et le bonheur avec eux.

Isabelle était arrivée à El Oued à l'heure du maghreb, déjà pressée de trouver un logement. Elle avait voyagé sans bagages mais avec son lit. Ce lit «de modèle renforcé», plié à Marseille avec l'aide d'Augustin. D'abord se loger. Voilà ce qui importait. Pas de temps à perdre. Elle note: «Bonne nuit. Levé à 4 h 1/2. Eté visiter la maison d'un caïd sur la place en face du bordj. Loué. Commencé installation.» Elle se dépêchait. Elle parlait d' «installation», alors que son dénuement était extrême. Sans argent, comment acheter le nécessaire? Elle n'avait plus un sou. Cela ne la préoccupait pas. Pour elle, le sommeil était comme une fuite. A chaque ligne de son Journal, on trouve les témoignages de cette rare capacité d'oubli.

L'été était-il accablant? Pour les autres, peut-être, mais pas pour elle: «Chaleur étouffante. Sieste bonne.» Ses bagages tardaient-ils? Elle passait «une nuit transparente dans le sable blanc». Elle n'avait payé ni son guide ni son logement? «Nuit bonne dans la cour».

A Genève, à Paris, à Tunis, à Marseille, Isabelle avait vécu dans l'illusion d'une vente miraculeuse, celle de la Villa Neuve. A El Oued, l'illusion continuait. Elle l'entretenait soigneusement. Quel autre moyen avait-elle pour qu'on lui fasse crédit? En passant par Alger, elle avait demandé des avances remboursables à Eugène Letord. La vente? Ce serait en novembre. Letord avait promis de faire son possible. Mais les fonds arrivaient moins vite que prévu. L'impatience submergeait Isabelle. «Je commence à m'ennuyer de ce que les bagages n'arrivent pas et de ce que je ne puis installer ma maison et ma vie définitivement. Disposition d'esprit grise, un peu d'énervement...» On en oublierait presque d'où venaient les bagages et par quelles voies.

Isabelle observait. Que cherchait-elle? La connaissance de «quelque chose qui n'était pas soi-même». El Oued, sa blancheur, ses coupoles entre lesquelles le regard se perd, ses étranges maisons qu'un dôme couronne, cette découverte lui suffirait-elle? Non. Les gens, rien que les gens. Les autres dans le cadre de leur vie. Passion des autres. Les maisons ne l'intéressaient que si elle en connaissait les habitants: «Maison de Habib. Dans l'une des rues tortueuses au sol de sable fin, non loin de la dune, un carré en tob non blanchi. Dans un coin, une petite chèvre brune avec une amulette au cou. Une chienne avec ses petits. Les nombreux frères de Habib vont et viennent. La femme du vieux, haute, mince, vêtue de longs voiles blancs avec toute une montagne sur la tête: des tresses et des glands de laine rouge; dans les oreilles de lourds anneaux de fer soutenus par des cordons accrochés dans la coiffure. Quand elle sort, elle jette par-dessus tout cela un voile bleu. Etrange figure, bronzée, sans âge, maigre, aux yeux mornes et noirs.»

On se souvient que, fort jeune, Isabelle avait dessiné un plan détaillé de sa première maison arabe, celle qu'elle avait occupée, avec sa mère, dans les vieux quartiers de Bône. A El Oued, elle ne dessinait plus, elle décrivait cette maison qu'elle loua, qu'elle installa sans argent et alors qu'elle manquait de tout: «Dans le quartier sud-est d'El Oued, au fond d'une impasse donnant sur la rue des Ouled-Ahmed qui aboutit au cimetière du même nom, il était une vaste maison à terrasse, la seule de la ville aux coupoles. Une vieille porte, chancelante, aux planches disjointes, en défendait l'entrée... Cette maison, déjà ancienne, bâtie comme toutes les demeures du Souf, en pierres calcaires à grand renfort de plâtre gris jaunâtre, possédait une vaste cour intérieure où réapparaissait le sable pâle du désert environnant.

«Là, dans cette demeure ayant appartenu jadis à Salah ben Feliba, frère de l'ancien caïd des Massaaba... se sont écoulés les jours d'abord les plus tranquilles, ensuite, étrangement, les plus mélancoliquement troublés de mon orageuse existence.»

Mais, le plus grand mystère de cette maison est encore qu'Isabelle ait été autorisée à s'y installer. Ignorait-on, au Bureau arabe, ses activités parisiennes, le monde d'intrigues et de compromissions dans lequel elle s'était aventurée, les visites que lui avait faites Jules Delahaye, les lettres qu'ils avaient échangées, sa rencontre probable avec la redoutable Médora, sa liaison avec Abdel Aziz Osman, un sujet tunisien, ayant fait l'objet d'une mesure d'expulsion, l'un des agents les plus actifs des défenseurs du marquis de Morès? Elle avait vécu avec lui pendant plus de quatre mois, l'ignorait-on encore? Difficile à croire.
Et pourtant...

Isabelle, aux yeux des officiers du Bureau arabe, n'était toujours qu'une jeune femme à laquelle on pardonnait ses fantaisies vestimentaires et l'étrangeté d'une vie solitaire, parce qu'elle était russe, sujette du tsar, un souverain ami et allié de la République. Puisque les intérêts de la France et ceux de la Russie étaient les mêmes, il allait de soi que les sujets russes avaient droit à notre aide et à notre protection.

Isabelle innocente, une fiction qui n'allait avoir qu'un temps. Ce temps de grâce pendant lequel elle ne fut ni surveillée ni suspectée.
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