Algérie - Accidents et insécurité routière



‘’ L ’ A C C I D E N T ‘’ *

C’est le plein hiver. Sur les hauteurs d’Alger des nuages lourds et bas menacent. Au volant de sa voiture, une coccinelle blanche, une jeune femme, manteau noir et col roulé blanc, conduit machinalement, regardant presque sans voir les longues files de voitures devant elle sur quatre voies et occupant toute la largeur de l’autoroute menant de Zéralda vers Dar El-Beïda. Une douce mélodie sort en sourdine des baffles. La jeune femme conduit vite, aujourd’hui un peu plus que d’habitude sans doute. La coccinelle glisse comme une anguille à travers le flot de voitures et profite du moindre espace pour doubler et venir s’intercaler entre deux véhicules.
A hauteur de Ben Aknoun, de grosses gouttelettes de pluie, d’abord espacées, hésitantes, puis de plus en plus rapprochées, franches, se mettent subitement à tomber en tambourinant avec force sur les carrosseries. Très vite, toutes les vitres encore baissées remontent et plusieurs automobilistes allument leurs feux de position.
Un peu nerveuse, la jeune femme allonge une main gantée et met en marche ses essuie-glaces. En un rapide va-et-vient, les balais en caoutchouc rendent au pare-brise sa netteté. La réverbération des feux rouges et les lumières des lampadaires sur l’asphalte mouillée, recouvrent la chaussée d’une myriade de couleur. La lumière du tableau de bord éclaire faiblement la jeune femme et laisse entrevoir par moment une partie de son visage et de ses traits. Ses cheveux châtains foncés aux reflets roux et miel lui tombent sur les épaules et encadrent son visage. D’un énergique coup de tête elle rejette ses cheveux en arrière ce qui découvre son visage. La trentaine environ. Une peau mate et des traits nobles, un petit menton volontaire, une bouche parfaite avec des lèvres charnues d’un rose très frais, un nez fin et de grands yeux noirs surmontés de sourcils bien dessinés, lui donnent un joli visage ovale d’une beauté toute méditerranéenne, résultat d’un long métissage qu’on ne trouve nulle part ailleurs.
Les voitures roulent maintenant lentement, les longues files de voitures s’étirant en de longues colonnes. Ce n’est pas bien sûr le pare-chocs contre pare-chocs comme autrefois sur la route moutonnière, mais les longues files de voitures s’étirent paresseusement comme de lentes colonnes de chenilles processionnaires. La pluie, le bruit des moteurs, les déchirants coups de klaxons et les phares des voitures semblent rendre la circulation plus dense encore. Par expérience la jeune femme sait que sauf imprévu la circulation ne retrouvera sa pleine fluidité qu’après l’échangeur de Kouba-Garridi.
Une main crispée sur le volant et l’autre posée sur le levier de vitesses, la jeune femme s’impatiente. Enfouis dans des bottines de cuirs noires, ses pieds jouent sans cesse avec l’accélérateur et la pédale d’embrayage. Parfois, dans un puissant vrombissement du moteur la coccinelle bondit en avant, puis s’immobilise quelques mètres plus loin dans un crissement de freins et de pneumatiques sur le bitume glissant. Agacée, la jeune femme baisse un peu sa vitre. L‘air frais qui s’engouffre dans la voiture semble la calmer, lui faire du bien.
Maintenant il tombe des cordes. Par moments on distingue facilement mêlés aux bruits des moteurs et de la pluie, le chuintement particulier des pneus sur la chaussée gorgée d‘eau. En roulant, les voitures en soulèvent des trombes. Les tours de Birmandreïs sont à peine visibles. Au loin, le tonnerre gronde alors que des éclairs zèbrent par intermittence le ciel comme des flashs dans le noir et illuminent l’espace d’un instant une partie de la Mitidja et les hautes montagnes surplombant L’Arbaâ.
A hauteur de Aïn-Naâdja, la circulation reprend peu à peu une allure régulière. De quatre, il ne reste plus maintenant que trois, voire deux files de voitures distinctes. La coccinelle s’insère dans la file la plus à gauche. L’indicateur de vitesses monte facilement à soixante, puis à quatre-vingt avant de frôler les cent à l’heure sur le long viaduc entre les échangeurs de Gué de Constantine et celui de Baraki et El-Harrach. Il n’y a plus de files distinctes, les voitures sont assez espacées les unes des autres et roulent maintenant à vive allure malgré un rideau de pluie presque opaque qui rend la visibilité médiocre. La jeune femme est obligée de chercher du regard, au-delà du faisceau lumineux de ses feux de croisement, parfois de ses phares, les véhicules qui la précèdent dont elle ne distingue parfois que vaguement les feux arrières. Une fois à leur niveau, elle dépasse rapidement ces voitures qui roulent indifféremment à droite ou à gauche de la chaussée.
A l’approche de Oued-Smar, les odeurs nauséabondes de la décharge publique se firent plus fortes. Plus que quelques petits kilomètres à se faire avant que la jeune femme ne quitte à son tour l’autoroute par l’échangeur de Dar-El-Beïda, pour retrouver son chaud trois pièces de Bab-Ezzouar où l’attend sa chère maman à qui elle avait promis de rentrer plus tôt que d’habitude.
Les feux arrières d’une voiture à peine perceptibles, assez éloignée semble-t-il, intriguent la jeune femme. Sans les quitter du regard elle branche ses feux longue-portée et découvre avec effroi à travers la pluie et la fumée de la décharge publique, à moins d’une centaine de mètres devant elle, l‘énorme masse noire d’une semi-remorque couchée de tout son long en travers de la chaussée ; ses lumières pointant vers le ciel et quelques-unes de ses roues tournant encore dans le vide. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, la jeune femme appuie de toutes ses forces sur la pédale de freins. Dans un mugissement terrible des pneumatiques, la voiture chasse puis se mit à tournoyer sur elle-même sur une distance qui semble interminable malgré les efforts de la jeune femme pour stabiliser le véhicule avant que le volant ne lui échappe des mains. Juste après, c’est le choc contre le lourd véhicule ce qui fait capoter la coccinelle au-dessus de la remorque dans un fort grincement de tôle et de ferraille qui s’entrechoquent. La tête de la jeune femme heurte violemment le toit de la voiture alors que la jupe de son tailleur et son manteau lui retombent sur le visage. Dans un dernier instant de lucidité elle implore Dieu de lui venir en aide : « Ô Mon Seigneur !... Ô Clément !... Ô Miséricordieux !...Protégez-moi !... »

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La coccinelle retombe dans un grand fracas de tôle sur la chaussée glissante, fait plusieurs tonneaux puis quitte la route avant de s’immobiliser une vingtaine de mètres plus loin dans un champ. Couchée sur le flanc gauche, toutes lumières éteintes, difficilement reconnaissable, la voiture qui a perdu plusieurs de ses accessoires, n’est plus qu’un amas de ferraille.
Coincée entre la portière, le plancher, le toit défoncé de la voiture et ce qui reste des sièges et du tableau de bord, la jeune femme, recroquevillée sur elle-même en position fœtale, le visage en sang, est complètement inconsciente. Une pluie orageuse s’engouffre d’une manière continue par les ouvertures béantes de ce qui étaient le pare-brise et les glaces des portières. Par instants, la jeune femme est saisit brusquement de soubresauts qui lui secouent tout le corps et lui arrachent des geignements de douleur. Elle a mal partout, ne ressent plus ses jambes et une douleur atroce à la poitrine la fait geindre à chaque respiration.
Inconsciente, elle subit les événements comme dans un rêve, un de ses fréquents cauchemars. ‘’ Sous une pluie battante, elle court sur la jetée du port d’Alger. La mer est déchaînée, elle est affolée et affronte le déferlement de grosses vagues prêtes à l’emporter. Dans la nuit sombre, les feux multicolores d’un phare viennent régulièrement la tirer de l’obscurité. Dans un hululement de sirènes, un paquebot, toutes lumières allumées, manœuvre pour entrer au port. Son passeport à la main, elle arrive haletante devant la salle d’embarquement déjà pleine de monde. Les portes sont fermées. Les yeux hagards, elle court d’une porte à une autre et frappe énergiquement d‘une main sur les vitres, mais personne ne l’entend… Elle crie de toutes ses forces, mais aucun son ne sort de sa bouche…’’
Malgré la pluie, la jeune femme n’arrive toujours pas à reprendre ses esprits. A peine ouvre-t-elle un oeil, qu’elle le referme aussitôt en geignant fortement. Sur l’autoroute fermée sur toute sa largeur par le lourd véhicule couché sur la voie, un immense bouchon se forme très vite. Dans l’autre sens des voitures ralentissent, des automobilistes s’arrêtent sur le bas-côté avant d’accourir vers le lieu de l’accident et provoquant par là-même un embouteillage et un tumulte indescriptibles fait d’appels, de cris, de portes qui claquent, de klaxons et de stridents coups de sifflets.
Des images floues dansent encore un moment devant le regard embrouillé de la jeune femme. Des silhouettes vagues d’hommes en uniforme apparaissent furtivement avant de disparaître aussitôt, englouties par la nuit. La jeune femme écarquille encore un peu les yeux et tente de lutter de toutes ses forces, contre une sorte de léthargie qui la terrasse et la pousse au sommeil, à l’abandon. Elle grelotte de froid, mais au lieu de sentir ses membres trembler, une sorte de chaleur intérieure semble l’engourdir peu à peu. Elle regarde presque sans voir et mit longtemps avant de reconnaître certains objets qui l’entourent. Puis lentement, comme dans un ‘ralenti’, les images finirent par se stabiliser avant de prendre forme à travers la pluie et la fumée encore plus opaque de la décharge. Un puissant projecteur monté sur un véhicule éclaire l’énorme masse du camion couché sur la voie. Plusieurs personnes, dont des pompiers reconnaissables à leur casque et leur tenue s’activent autour du gros camion. A l’avant, un chalumeau lance des gerbes d’étincelles bleuâtres. Tournant sans cesse, des gyrophares strient tels des éclairs rouges et blancs l’épais rideau de pluie et font miroiter l’espace d’un instant des volutes de fumée. Couvrant le tout, venant de toute part à la fois, un tumulte sourd et proche fait de cris et d’appels confus, de coups de sifflets, de klaxons, et d’hululements de sirènes, semble donner à la scène une atmosphère encore plus sinistre.
Glacée d’effroi, la jeune femme prit soudainement conscience de son cas, de son propre accident. L’espace d’un instant elle revit avec épouvante le choc avec le lourd camion, l’envolée de la coccinelle et les interminables tonneaux quand la voiture retomba sur la chaussée. Instinctivement, sans même sans rendre compte, elle tente d’évaluer les dégâts. La peur au ventre elle vérifie si elle n’a rien de cassé en tentant de bouger lentement ses membres qu’elle ne sent plus. La douleur est si forte qu’elle se mit aussitôt à suer sous ses vêtements malgré la pluie et le froid. En regardant les sauveteurs toujours affairés autour du camion, elle ouvrit bien grand la bouche pour les appeler à son secours mais ne réussit qu’à émettre un petit son inaudible tout en crachant du sang.
La bouche ensanglantée, le regard hagard et le visage livide comme un masque de cire, la jeune femme redressa un peu la tête. Les traits tirés par l’effort et la douleur, elle crachota faiblement et réussit à rejeter quelques éclaboussures noirâtres qui s’accrochèrent un instant aux commissures de ses lèvres avant de disparaître, emportées par la pluie. Lentement, elle ferma les yeux et s’abandonna en reposant sa tête. Ses cheveux mouillés sont parsemés de gros grains de verre et lui collent au visage, lui donnant l’aspect d’un mime tragique tout couvert de paillettes dans une scène de théâtre japonais.
Quand un long moment après elle rouvrit de nouveau les yeux, la jeune femme est allongée sur une civière, une grosse couverture la protège du froid et ne laisse apparaître qu’une partie de son visage à moitié caché par un masque à oxygène. Elle fixa un instant la lumière blanchâtre du plafonnier de l’ambulance qui l’emporte dans un hululement sans fin de sirène. Vidée de toute son énergie, épuisée, elle n’hésita pas à fermer de nouveau les yeux, avant de s’abandonner, de succomber à une profonde léthargie.

Par Djillali HADJEBI
Auteur

*Ce texte a été publié par le quotidien ‘Le Soir d’Algérie’ le Samedi 16 Septembre 2017.


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