Algérie - Tariqa Gnaouie

LES CONFRERIES NOIRES EN ALGÉRIE (DIWANS DE SIDI BLAL)



LES CONFRERIES NOIRES EN ALGÉRIE (DIWANS DE SIDI BLAL)

Pendant des siècles, les caravanes n'ont pas cessé d'amener des esclaves noirs au Tell algérien comme au Maroc et à Tunis. Au XIX° siècle, un nègre jeune et vigoureux acheté au Soudan valait 5 à 6 douros (30 francs) ; dans les oasis son prix passait à 35 ou 40 douros (200 francs) et ne cessait de monter à mesure qu'on approchait de la mer. Au Figuig, pays de transit entre le Touat et Fès, un nègre valait de 150 à 200 francs, une belle négresse de 200 à 400 f), De par sa position centrale et son autonomie, le Mzab resta longtemps une des places fortes de la traite. L'une des raisons données pour l'annexion en 1882 de ce pays soumis mais non occupé depuis 1853, et enclavé dans les possessions françaises, était d'empêcher cette traite. Il y avait alors dans la pentapole 327 esclaves et 964 affranchis. Tous furent affranchis, restèrent dans les familles et comptèrent politiquement dans les diverses tribus ibadites ou arabes . Les unions mixtes ont été assez nombreuses pour donner naissance à une caste, les homrià (les « rongeâtes », métis de mzabite et de négresse) qui ont quelques coutumes propres, sont ibâdites de religion, mais n'accèdent pas aux hautes charges temporelles ou spirituelles.


Dans le Tell, le gros des esclaves étaient achetés par les bourgeois d'Alger et des grandes villes. Affranchis ou non, ils y restaient. Certains, moins nombreux, allaient dans les tribus, achetés par des chefs. Il y eut aussi des groupements occasionnels, par exemple, chez les Béni Menacer, à El Maïa-lan, chez les marabouts des Aït Hafeïn, les Imerzag (de Sidi Merzoug, leur patron), petite colonie de fugitifs. En Kabylie, où la population était pauvre et la propriété morcelée, il y avait pourtant, lors de la conquête, quelques agglomérations de noirs, descendants de fugitifs ou emplettes faites par les chefs à Biskra, Msila, Bou-Saàda, Dans la partie occidentale, les Turcs avaient eux-mêmes installé des affranchis, près de Boghni, à Tala-ezzaouia, pour aider leur garnison, Quatre cents subsistaient en 1859, exerçant, comme aujourd'hui, les professions de conducteurs de bestiaux et de bouchers. D'autres furent installés au pied du djebel Belloua : ce sont les Zmoul de Chemlal, auxquels s'agglomérèrent des affranchis et des vagabonds ; d'autres, à Tala Osman, au pied du djebel des Oulid Aïssa ou Mimoun , Le Beylik du Titteri avait deux tribus makhzen appelées comme ailleurs Douair , et Abid ou Zmoul. Les 'Abid devaient avoir été formés en principe de noirs affranchis ; la tradition dit qu'ils étaient commandés par deux noirs , On sait le rôle joué au Maroc par les Bouàkher de Moulay Ismaïl, Quand celui-ci, après une invasion peu heureuse à l'Est, dut rentrer au Maroc, en 1707, les débris, de ses douair et 'Abid offrirent leur service au bey de Mazouna et Mascara. Ces tribus noires (les 'Abid) à femmes blanches seraient à l'origine des Zmela, (Gharaba, Cherraga, Mekahalia .
A Alger, il y aurait eu en 1830 pas moins de 2,000 nègres sur une population de 3O.000 âmes, Les Turcs avaient organisé les barraniya (étrangers à la ville) en quatre corporations : Béni Mzab, Biskris, Laghouatis, Ouçfane ou nègres . Les nègres libres exerçaient les professions de fabricants de nattes, maçons, chaleurs de maisons, bouchers, musiciens et devins, Les femmes étaient souvent, comme aujourd'hui, masseuses dans les hammams, Quelques-uns étaient soldats et fort braves. « Quand le dey et ses lieutenants avaient des commissions difficiles, ils les confiaient presque toujours à des nègres » . Les noirs mélangeaient assez peu leur sang et passaient pour moins prolifiques, que les autres races . Leur chef était le Kaïtlausfane (caïd des nègres), responsable de l'ordre parmi eu. Quand un esclave s'enfuyait, il le cherchait, le rendait à son maître ou obligeait celui-ci à le vendre, si l'esclave avait à se plaindre. C'est à Sidi Abder-rahmane que se réfugiaient souvent les fugitifs ; l'oukil du marabout Négociait avec le maître, qui revendait l'esclave, on l'affranchissait si ce dernier avait assez d'argent .
En 1841, le baron Baude notait que le principal marché était Médéa, où l'on dirigeait les estimes importés du Soudan, après un séjour plus ou moins long dans les oasis. Il pensait que c'était leur intérêt bien entendu d'être arrachés à leur sauvage patrie et immergés dans une société blanche.« inévitable et providentielle transition,., L'abolition prématurée ne serait de notre part que la désertion d'un devoir social. ». Il fallait « imprimer à l'esclavage une tendance forte et régulière vers le but sanctifié de son institution », traiter avec les Touareg pour stimuler la traite, permettre aux chrétiens d'avoir des esclaves, christianiser ceux-ci, marier des noirs à des blancs pour former « une belle et forte race » qui pourrait être « un excellent contrepoids à opposer aux indigènes ».
En 1858, Ausone de Chancel reprend, sans plus de succès, des idées analogues, « au nom de la religion qui s'en fera des prosélyte, au nom de la philanthropie qui en fera des hommes », Qu'un decret autorise l'importation de «noirs libres» (puisque l'esclavage est aboli depuis dix ans). Qu'on s'entende avec les Touareg pour faire venir 100.000 noirs que l'on livrera aux colons dans les terres libérées par le cantonnement des indigènes » ,
Bugeaud n'avait pas voulu entendre parler d'abolition de l'esclavage . Celle-ci fui réalisée pour l'Algérie par le décret 27 avril 1848 commenté par les instructions ministérielles des 24 mai et 12 août. Le terrain étant malgré tout préparé et aucun problème économique et social d'envergure ne se posant (sauf pour les Touareg), les choses se passèrent sans trop de difficultés et, pour ce qui est du Sud, avec une sage lenteur.
Des problèmes se posaient parfois, compliqués par les aspects politiques et par le voisinage de l'imprécise frontière marocaine. En 1850, le juge de paix de Tlemcen ayant libéré 11 négresses transportées par un négociant marocain, se voit blâmer par le général Pélissier et le Gouverneur Général Charon. On plaçait généralement les noirs saisis dans des grandes familles où ils étaient officiellement domestiques libres, Il etait d'ailleurs peu facile de bien distinguer entre domestique et esclave, entre femme légitime et concubine. Aussi s'occupait-on surtout des esclaves fugitifs, assez rares, qui réclamaient le bénéfice du décret de 1848, et des caravanes qui poussaient jusqu'aux limites du Tell, tout en fermant les yeux du coté du Mzab. Les négriers de ce pays affectaient de n'y rien comprendre, Le 27 janvier 1858, les Mozabites d'Alger protestent contre les autorités qui ont saisi à Boghari, dans une de leurs caravanes, 2 nègres et 18 jeunes négresses, leur causant un préjudice considérable, et cela pour donner cette marchandise humaine à des notables qui la joindront sans bourse délier à leurs autres esclaves. Comment pourrait-on vivre s'il n'est pas permis d'aller chercher des esclaves eu pays Haoussa où il n'y a rien d'autre à échanger contre les produits du Tell ? Ces commerçants croyaient rendre
service au pays en important de la main-d'œuvre, Qu'on leur rende au moins ce qui a été confisqué pour qu'ils puissent aller le revendre dans un pays comme Tunis , le Maroc ou Tripoli, qui respecte la liberté des échanges.
Vers 1880, la sévérité se fait plus stricte. Des caravanes du Figuig sont saisies. Grévy fait rappeler aux cadis que l’abolition de l'esclavage est d'application absolue. Les traites ne renonçaient pas. En i893, les Hoggar razzient 600 noirs au Soudan ; la grande caravane du Touat revient de Tombouctou à In Salah avec 400 esclaves, ce qui fait baisser les prix à 500 francs. « Les arrivages de nègres esclaves, au Tidikelt et au Touat, qui paraissaient avoir subi une forte diminution depuis quelques années, viennent de reprendre assez sérieusement », écrit le général commandant la division l'Alger. Le Maroc en demande, car il commence à être privé depuis que le Haut Niger et le pays Bambara sont soumis à la France. La plupart des noirs importés maintenant semblent originaires des régions situées au Sud et à l'Est de Tombouctou (ce qui n'est pas sans intérêt pour le rituel que nous étudierons, et expliquerait la prédominance des chants en sonraï et en haoussa).
En i906 encore, dans le département d'Alger, l’ administrateur de Chellala signale que la traite se pratique « sur une échelle importante. Toutes les familles indigènes aisées ont chacune un ou plusieurs esclaves mâles et femelles, qu'ils achètent sur ce qu'on pourrait presque appeler le marché de Chellala. Les grands pourvoyeurs sont les Ouled Sidi Cheikh de Géryville, qui opèrent généralement de la manière suivante : ils habillent en hommes les esclaves des deux sexes et les amènent ici pendant la nuit. Les transactions interviennent alors. Les prix de vente varient entre 400 et 600 ou 700 francs ».
Mais les beaux jours de la traite allaient définitivement prendre fin. C'est au Gouverneur général Jonnart et au général Laperrine que revient sans doute l'honneur d'avoir réglé heureusement cette question comme plusieurs autres.
La législation des peines n'était pas claire. La loi de 1831 ne concernait que la traite maritime ; celle de 1848 menaçait de la perte de la nationalité française, ce qui laissait indifférents les Touareg ; un décret du 12 décembre 1905 concernait l'A.O.F. et le Congo. Jonnart demandait des textes précis rendus nécessaires par la pénétration saharienne. Laperrine souhaitait des peines claires, légères mais rapides. Loin de s'opposer, le droit musulman était d'accord, puisqu'il punit la vente de personnes libres. Le décret du 15 juillet 1906 fixa donc des peines pour toute vente, achat, importation, exportation d'esclaves dans les et hors des Territoires du Sud. Il était entendu que l'application serait prudente dans le grand Sud. Le 22 janvier 1907, Laperrine écrivit au Gouverneur général une lettre que Lyautey transmit le 8 février : il avait rencontré à Adrar Baba ag Tamaklast, des Kel Rela, l'ancien agresseur du Commandant Cottenest en 1902, et lui avait conseillé de devenir gendarme au lieu de voleur, lui faisant valoir qu'il gagnerait autant à convoyer les caravanes qu'à les piller. Le commandant des Oasis suggérait de transformer les Touareg en douaniers d'un genre particulier et de les intéresser à la libération des esclaves .
Il est difficile de se faire une idée précise de l'évolution démographique noire en Algérie. Les statistiques officielles ne distinguent pas la couleur de la peau. Les anciennes sont assez floues et concernent seulement les noirs libres dans les territoires occupés. Selon le Tableau de la Situation, ils n'étaient plus que 418 à Alger en 1855, ce qui est peu s'il est vrai qu'ils étaient 2.000 en 1830 et qu'on en importait alors 600 à 800 par an dans la province d'Alger. M. Lespès dit qu'à l'idée du Service de Nettoiement de la Ville, il n'y en avait plus que 150 en 1930 ; encore beaucoup venaient-ils du Sud pour deux ou trois ans seulement. On les confond d'ailleurs souvent avec les gens de Ouargla, du Mzab ou du Touat de couleur foncée, mais qui peuvent être de race hartanie. La population noire semble donc avoir sérieusement fondu et plutôt mal supporté la transplantation, Elle ne s'est pas beaucoup mêlée à la population indigène. Même quand des unions mixtes ont très sensiblement éclairci la couleur, une conscience de la race, favorisée d'ailleurs par les institutions rituelles dont nous allons parler, se maintient. Les colonies noires les plus importantes et les plus cohérentes sont dans le Sud et dans l'Oranie, surtout dans les villes de création récente où elles ont trouvé du travail. C'est là que nous trouverons les diwâns les mieux organisés.
Tout ce que nous venons de dire n'est en effet pas en dehors du sujet, car le culte des noirs est en rapport étroit avec leur histoire économique et sociale, C'est la situation cruelle, quant à ses origines du moins, des noirs d'Afrique du Nord qui a favorisé la vie de leurs confréries et le maintien d'un rituel soudanais adapté à l'Islam ; et c'est l'activité liturgique de ces confréries qui a favorisé le maintien de la conscience raciale et la mutuelle entraide.
Les phénomènes religieux caractérisés par les mots zar et bori (génies, possession par les génies), diwan (réunion, assemblée, société) sont répandus en Abyssinie, Afrique du Nord, pays haoussa, sonraï, bambara. Des faits analogues, mais ayant leurs racines plus au Sud que le Soudan, ont été observés aux Antilles et au Brésil. Sous le symbolisme des génies, les buts profonds, outre les effets sociaux, sont une catharsis, une purification des énergies, guérison des maladies nerveuses ou pacification de l'Ame par l'extase. C'est la forme que devait facilement prendre la mystique d'une minorité déplacée, opprimée, exilée, et qui s'est accommodée de l'Islam en Afrique comme du christianisme en Amérique.
Les génies du Soudan venus en Afrique du Nord y trouvèrent des génies arabes et berbères avec lesquels ils firent bon ménage. Les uns et les autres devinrent les rijal Allah, les hommes de Dieu, et les confréries qui cultivaient leur présence se placèrent sous l'égide de Sidi Blal : Bilâl, le muezzin du Prophète, l'Abyssin racheté par Mohammed aux persécuteurs de La Mecque, un des cinq premiers musulmans, un des plus indiscutables Compagnons, Ou ne pouvait trouver référence islamique plus vénérable.
A Alger, il y avait, aux environs de 1900, sept dars (maisons) de Sidi Blal, selon les pays d'origine : trois pour le Soudan oriental haoussa (Bornou, Katchena, Zouzou), quatre pour l'Ouest (Bambara, Sonraï, Tombou, Gourma) . Aujourd'hui, il n'y a plus que le dar bambara, le plus sérieux, dirigé par le seul noir né au Soudan, et le dar Zouzou (qui a groupé les dars de l'Est) ; mais ce dernier, dirigé d'ailleurs par une blanche, ne semble guère se différencier des sociétés de possédées-devineresses blanches, qui ont peut-être capté quelques-uns des rites nègres proprement dits. La confrérie se manifeste extérieurement par deux rites assez souvent décrits : les sacrifices du mercredi matin aux Sept Fontaines, le sacrifice annuel du taureau au printemps. Mais les rites les plus intéressants sont effectués dans des fêtes assez réservées, à l'intérieur de la maison, pendant la seconde quinzaine de cha'bâne et aux principales dates du calendrier lunaire musulman. Le mois de cha'bâne est celui qui précède le grand renouvellement mystique du ramadhàne. C'est la nuit du 15 cha'bâne que, selon la croyance populaire, sont fixés les destins de l'année, C'est à la fin de ce mois que sont retenus dans leurs mystérieuses retraites, jusqu'à la fin du carême. Ces Gens-là, Ces Autres Gens, les génies. Cette quinzaine ne cesse de retentir du bruit des grandes castagnettes de fer et des tambours .
Les deux soirées essentielles sont celle des sacrifices et celle des figurations.
Une grande maison de la ville haute, que les Européens appellent casbah et les Musulmans Djebel, la montagne ; maison bien plus belle et spacieuse qu'on ne l'imagine quand on parcourt le dédale sombre des rues étroites. L'entrée en chicane conduit à une vaste cour rectangulaire. Sur trois cotés, huit colonnes blanches à chapiteaux verts soutiennent des galeries ; à droite, des pilastres encadrent les petites fenêtres de chambres auxquelles conduit l'escalier du fond. A l'extrémité de la cour s'allonge en sens contraire une vaste pièce, le Bit rijal Allah, la chambre des hommes de Dieu ; et ces hommes de Dieu ne sont autres que les génies en l'honneur desquels va se dérouler la séance, En temps ordinaire, cette pièce ressemble à l'arrière-sacristie d'une église de village, avec des bancs, des chaises empilées, des coffres, des instruments de musique,.. Ce soir, c'est le saint des saints.
Devant elle, sous la galerie, l'orchestre, composé du grand tbol que l'on tient entre les jambes et que l'on frappe sur le côté supérieur avec deux gros bâtons courbés, au lieu de le porter en bandoulière et de le battre des deux côtés ; d'un petit tambour soudanais, le kourketou, cône tronque de terre cuite, couvert sur la section la plus large d'une peau tachée de henné que l'on frappe à plat de deux baguettes droites en bois d'olivier ; du Guimbri, curieuse guitare rectangulaire à trois cordes grattées, dont le long manche, orné de coquillages et d'anneaux métalliques qui tintinnabulent doucement, se termine par une large feuille minoc de fer blanc, laquelle aux moments pathétiques, vibre seule, tout le reste se taisant, avec le bruit d'un papier de soie froissé ; enfin, des classiques Quarkabou, grandes castagnettes doubles de fer au bruit violent dont le timbre métallique se marie aux appels impérieux et mats du grand tambour.
Devant les musiciens, un grand cierge piqué sur un haut chandelier, des foulards, des brûle-parfums, divers instruments, couteaux, nerfs de bœuf. En face, au centre de la cour, délimité par des bancs et les femmes qui sont assises dessus, un autre rectangle est tout spécialement sacré et réservé pour le jdeb, On ne peut s'y aventurer que pieds nus, comme dans l'orchestre et le bit rijel allah, et les présences occultes pullulent. Dans tonte la cour, il est d'ailleurs interdit de fumer et de boire .Mon ami ayant fort soif. le chaouach, maitre des cérémonies, lui apporta un bol d'eau en le dissimulant derrière son corps et les pans écartés de sa blouse.
Nous sommes dans la nuit du 17 cha'bane, le mois qui précède le ramadhàne. Cette quinzaine est la grande période liturgique des nègres d'Alger, qui seraient, assurent-ils, malades s'ils ne célébraient pas alors leurs derdébas. Il est connu que les gros génies méchants sont enfermes et réduits à l'impuissance du 15 cha'bàne à la fin du carême ; les autres ne le sont que du 1° au 27 ramadhàne ; pendant les quinze jours qui précèdent, ils s'en donnent à cœur joie et sont si bien traités qu'ils auraient mauvaise grâce à ne pas se montrer obligeants.
Cet « animisme » est évidemment subordonné au monothéisme islamique. Il est bien entendu que tout vient d'Allah; mais cela peut venir par l'intermédiaire des génies comme des autres êtres. Au-dessous des anges, dont on ne sait pas grand'chose, et des saints, âmes humaines capables de commander aux génies, ces génies sont de tous les genres et de toutes les religions. Ils ne semblent pas extraordinairement intelligents en général, mais ils sont malicieux, capricieux comme les forces de la nature qu'ils incarnent sans doute, susceptibles, vindicatifs, adroits, capables de donner beaucoup de maladies et de les guérir. On les localise dans les airs, la mer et le sous-sol, mais aussi bien dans les latrines, les hammams, les abattoirs et les tas d'immondices, II vaut mieux être bien que mal avec ces Autres gens ; ou évite même de les nommer autrement que par des périphrases, pour ne pas attirer leur attention. Ou l'on s'adresse à eux par l'intermédiaire de spécialistes noirs ou blancs qui manient impunément ces foires inquiétantes et qui y trouvent leur compte. Ces intermédiaires indiqueront les traitements, fumigations, sacrifices. Celle qui donne la parole donnera de véritables consultations spirites,
Aujourd'hui il s'agit d'un long office de musique, de danse et de sacrifice. La femme qui se sent « saisie » se leva et s’agite de diverses façons, Chaque jinn a son air attitre et dans certains cas on les joue successivement jusqu'à ce que le sujet « trouve » ce qui lui convient. Il y a là des états psychiques qui doivent trouver leur accord avec certains rythmes et certains sons, l'être cherchant alors à s'unifier par la « sortie » hors du moi, pour l'extase.
Lalla K. mène le jeu, C'est elle qui m'a fait croiser les poignets sept fois au-dessus du brasero à benjoin aux Sept Fontaines des bords de mer. Elle est puissante, opulente, infatigable. Sur sa tête, sur celle d'autres femmes en transe, sur celle du vieux cheikh, on fait tourner des pièces de dix sous qui viennent s'amonceler comme une semence dorée sur l'étoffe étendue devant le cierge .
Un sourire flotte presque toujours sur le visage du Lalla K, Son jdeb est vif sans trop de violence ; elle change de gestes et de foulard, un nouvel hôte est entré dans son âme accueillante et son corps docile, Mais vers minuit — et elle danse sans arrêt depuis trois heures, entraîneuse mystique - son sourire devient grimace, elle se roule par terre en tonneau. Elle va et vient furibonde ; elle fait mine de sortir du parvis sacré ; on la rattrape ; elle s'agenouille devant le brule-parfum, se met à quatre pattes, agite en tous sens sa tète crépue, roule son visage sur le sol, retrouve son calme sourire, s'en va, monte seule l'escalier du fond et va goûter dans une chambre un repos bien gagné.
Une autre femme, une blanche, manifestement enceinte, à le type parfait de l'hystérique ; elle pousse les cris d'on ne sait quel animal, entre l'aboiement et le bêlement ; puis elle s'écroule et on la couvre d'un voile vert. D'autres agitent surtout la tête ; ou se balancent doucement sur mi côté, comme se laissant aller à une étrange euphorie ; ou se dandinent penchées en avant comme les Aïssaoua. Que de cheveux épars ! Que de seins ballotés ! Cependant qu'un nuage de parfums emplit la cour et va s'évanouir dans le ciel lunaire.
On amène des enfants malades. Le cheikh les prend par les deux mains et les jette sur son dos pour danser quelques instants avec chacun d'eux. Des garçons sont massés aux bras, aux épaules, a la nuque et au dos par la noire 'arifa. On apporte de la rouina, farine torréfiée dont on peut faire une bouillie en la délayant à froid ; des vieilles s'en barbouillent la figure, s'en couvrent les bras. Les spectateurs sont prodigieusement attentifs. Les castagnettes de fer vous font vibrer les tympans et les os de la tête, les battements de tambour vous prennent au cœur, font trembler les artères. Et le nuage d'encens embrume tout.
Vers une heure du matin, le maître des cérémonies fait dégager la cour. On apporte sept petites soucoupes bleues, des brule-parfums, un aspersoir, une jatte de lait et un étui de bois contenant deux grands couteaux. Le chaouch au noir profit busqué s'approche de l'angle voisin de la porte, où un petit trou sert normalement à évacuer vers l'egouts les eaux de pluie et du lavage de la cour, Sur le mur chaulé bleu pale, est dessinée une main ouverte vert sombre. Au-dessus du trou, il colle sur le mur sept petits cierges allumés en chauffant leur base au contact des braises. Une des négresses s'installe à côte avec l'aspersoir, une autre avec les soucoupes sur un plateau.
Le cheikh el Hocine, qui est le chef du dar des Bambara, un grand vieillard maigre et osseux, au visage doux et sympathique, né au Soudan, s'avance en face du chandelier et du bit rijel allah, s'agenouille. Un aide lui retire son abaya et la remplace par une autre toute neuve, comme on couvre le prêtre de la chape quand il va monter à l'autel et saisir l'ostensoir. Puis il lui ceint les reins d'un grand tablier rouge et noir .Toujours à genoux, le cheikh passe les couteaux dans la fumée d'encens, puis laisse aller ses mains derrière son dos, On lui met alors dans chacune les pattes de deux poules. Il se lève, se dresse à contre-jour, immense, hallucinant, au milieu du nuage de fumée, fait le moulinet lentement avec ses deux bras, balançant les victimes trois fois autour de ses épaules. Puis il entre dans le bit et fait tourner les volailles autour des femmes qui les ont offertes, il se dirige alors vers l'angle où brûlent les sept bougies et égorge prestement les poules dont les corps sont entassés dans un cageot, cependant que leur sang coule vers l'égout, arrosé d'eau de senteur.
On entends connue un cri plaintif ou étonné d'enfant c'est un chevreau noir qui fait son entrée suivi de quatre autres. Les victimes sont aussi sacrifier on faisant tourner sur elles leur sang du lait . Le grand égorgeur les étende et leur tranche successivement la carotide, puis les jette dans l'autre coin. Six beaux moutons sortent maintenant de la petite porte qui communique avec une étable. Ils sont pareillement encensé, cajolés et mis à mort, Un tas d'agonies secoué de soubresauts s’élève devant nous. Un des moutons a la force de se relever et , semble vouloir foncer, avec ses grandes cornes, nous aspergeant de son sang. La moitié du sol la cour est rouge : un épais ruisseau coule lentement vers l’égout .Une négresse jette sur lui ce qui reste de lait, une autre verse le contenu d'un paquet de henné tandis qu'une troisième tends encensoir au-dessus du tas de moribond en tenant les soucoupes bleues qui les a remplies de sang puisé aux artères mêmes, On le fera sécher et un en tirera une poudre pour faire des remèdes.
Le sacrificateur, tenant alors son couteau de la main gauche, y prend avec son index droit des gouttes de sang qu'il applique en deux lignes sur le mur à côté des bougies. On pousse vers lui des enfants, des mères s'approchent avec des bébés sur les bras. Prenant encore du sang à son couteau, il marque les fronts, les mentons et les gorges.
Huit jours plus tard, je reviens pour une derdeba, sans immolation cette fois, et en l'honneur des génies rouges et noirs, les Megzaoua et les Ouled Sergou, L'atmosphère est moins tendue. Il est permis de boire et l'on fait circuler sous les galeries des bouteilles de limonade et de jus d'orange. Quatre nègres en gandouras bleues et blanches dansent le quadrille bon enfant des Baba-Salem quand ils vont quêter dans les rues, jouant des qarkabou, avec des pirouettes et des glapissements pleins d'entrain, Puis c'est une vieille, dont le visage est devenu presque gris, qui anime la séance. Lorsque sans arrêt , on fait tourner les pièces de dix sous autour de sa tête .Un autre prend un couteau dans chaque main et les manient en mesure, frôlant alternativement chacune des hanches d’émulation et aussitôt initiée par la


plus agitée des habituées, la vieille prend deux cravaches qui viennent d'être passées dans la fumée d'encens et s'en frappe le dos par-dessus chaque épaule successivement, puis les cuisses, sur un rythme lent d'abord, doublé ensuite. Ses vêtements sont épais. Pendant ce temps, le cheikh et un aide apportent dans le bit rijel allah un chevreau qu'ils font passer sur la tète d'une femme, lui appliquent sur la poitrine et sur le dos. De même avec un autre. Cette femme est malade et riche et fait bien les choses ; ou bien, exaucée une fois, elle a fait vœux d'offrir chaque année un animal, Les chevreaux seront immolés demain, et le mal s'en ira avec leur sang.
l:n grand garçon en veston marron clair, le poignet cerclé d'un bracelet-montre doré, arrive et demande à jouer du tbol. Le musicien lui passe le tambour et les crosses, et le jeune homme se met à battre un nouveau rythme saisissant, Les transes se multiplient, les grains d'encens crépitent sur les braises, les pièces de dix sons s'amoncellent sur le tapis. Les tètes et les bustes se démènent comme s'ils se dévissaient ; des mains s'écartent comme pour une oblation ; des poignets se croisent et se recroisent ; des corps se penchent en avant, les pieds martelant le sol. Quelques-uns s'affaissent, reçus dans des bras ou étendus sur les carreaux. Le grand garçon lâche le tambour et vient se faire encenser et masser par la vieille, avant de danser lui-même quelques minutes.
On apporte dans de grandes corbeilles des vêtements pour quinze femmes : abayas et burnous écarlates, ou rouges rayes de bleu, ou bleus rayés de rouge. Quand elles ont revêtu ces couleurs, qui sont celles des sauvages Megzaoua et aussi (le rouge vif) de Baba Hamouda, le beau jinn adolescent toujours amoureux, elles reçoivent de petites corbeilles contenant des dattes et des cacahuètes, à la mode de Nana Aïcha, la capricieuse Vénus des Autres Gens, et circulent dans l'assistance en échangeant les friandises contre des douros ou des billets de vingt francs, puis reviennent au centre danser doucement, serrées autour du vieux cheikh.
Et c'est au tour des Ouled Sergou, les génies touareg du Sud, d'être figurés par les danseuses vêtues de noir, la figure cachée sous les pans de grands turbans bruns et tenant à la main de longs javelots, Elles finissent par s'asseoir, serrées en rond, sous un grand voile noir tenu par quatre hommes et sur lequel en jette des billets, tandis qu’un autre noir prononce, de vibrantes invocations à Sidi Abderrahmane, le patron d'Alger, qui passe pour ne pas voir d'un très bon œil les liturgies soudanaises, à Sidi Mhammed Chérif, le marabout voisin, avec qui il convient d'être en bons termes, à Sidi Abdelkader Jilâni, le sultan des saints, il appelle les bénédictions d'Allah sur les donateurs, son pardon sur les péchés, fait des vœux pour le carême qui va commencer. La prochaine fête aura lieu dans la 27' nuit, la nuit du destin, celle ou le ciel s'entrouvre pour laisser descendre les bénédictions divines, celle aussi où les génies sont libérés pour onze mois de leurs mystérieuses retraites.
Un certain désarroi a été apporté dans la liturgie par la guerre d'une part, et par les empiétements du chemin de fer et de la route de l'autre, la fêle du printemps, décrite par Fromentin et par Montherlant, à soixante dix ans de distance, se faisait au Hamma, près d'une source dédiée à Lalla Imma Haoua, et qui se jetait dans la mer, position mystiquement favorable. Le taureau, enturbanné de soieries, le dos couvert d’une housse bordée de cauris, après avoir été promené plusieurs jours par la Derdeba avec ses castagnettes de fer, ses tambours et ses cassolettes, était conduit sur la plage et rituellement égorgé. Après les danses effrénées, les bains de mer dont on retirait les danseurs en transe, on mangeait du couscous avec des fèves.
A la fin du siècle dernier, il y avait là une vague construction maçonnée autour d'un trou de rocher, avec une ouverture de 30 ou 40 centimètres au Nord-Ouest et un renflement indiquant la qibla au Sud-Est ; elle avait déjà été éventrée par la barrière du chemin de fer.
C'est près d'un petit bassin rectangulaire et couvert recevant les eaux de l'aïn el beïdha, la source blanche ou de Sidi Blal, et consacré à Lalla Imma Haoua (Madame Maman Haoua, que l'on faisait aussi les nécheras de poules, et l'on tirait un bon présage si la victime roulait à droite du précédent maqam. Après avoir dit la fatiha, le cortège tournait autour du rouquin, sept fois dans un sens et sept fois dans un autre, avant de se rendre au bassin .
On ne sait quand commença l'usage de laid el foul, Fête des Fèves, au Hamma. Elle semble avoir été particulièrement brillante après 1848 et jusqu'aux premières années de la III' République. Elle avait lieu fin avril, ou début de mai, quand la tige des fèves noircit, et généralement un mercredi. Le Bureau Arabe, puis l'Armée, prêtait des tentes et accessoires. Le Gouvernement allouait quelques subsides pour l'achat du taureau et des montons égorgés en présence des autorités. Vu drapeau tricolore portait l'inscription « La France abolit l'esclavage, 1848 .
En 1878 la fête réunissait environ 60 nègres sans compter l'assistance. Le chef de la corporation est Salem ben Ahmed, domicilie rue Ben Ali, et la confrérie a quatre étendards. En 1879, 1880, 1881. c'est Embarek Boukandoura, «moqaddem de l'association de Sidi Blal », qui règle avec la prefecture les détails du cortège, lequel ne devra pas faire de musique en ville, sauf au palmier de Sidi Abdelkader (au bas de l'actuelle rampe Bugeaud). Le bœuf sera offert «en holocauste à Dieu, selon les habitudes traditionnelles de notre religion », en face des abattoirs, près du chemin de fer, au bord de la mer. On avait voulu interdire les quêtes en musique ; une pétition est signée par « tous les nègres » . Jusque vers la fin du siècle dernier, les noirs d'Alger se rendaient fin mai ou commencement de juin, au marabout de Sidi Merzouk, d'El Biar. En 1889 le Préfet autorise le rkeb, collège, mais sans coups de fusil. Les pèlerins sont alors une cinquantaine . La hadhra n'a plus lieu dans ce vieux cimetière aux beaux arbres, au lieu dit la Madeleine. entre El Biar et Ben Aknoun, mais le fils de l'oukil m'a raconté que le saint qui dort sous la quoubb'a , assez importante avec ses annexes mais un peu délabrée, était, un nègre, esclave d'un blanc, Celui-ci partit en pèlerinage, laissant sa famille à la garde de Merzouk. A chaque étape celui-ci venait apporter le repas du soir à son maître. On comprit que c'était un saint caché, Nous retrouverons ce thème du nègre esclave, thaumaturge et initiateur mystique.
La Fête des Fèves proprement dite se fait donc pour l'instant, avec ou sans taureau, dans l'intimité des seuls noirs du dar Bambara de la ville haute, qui n'ont pas le droit de manger des fèves avant de l'avoir célébrée. C'est somme toute une désacralisation de la, récolte, comme on en connait beaucoup de cas. Mais pourquoi les noirs d'Alger ont-ils choisi la fève plutôt qu'une autre graine ? Il est difficile de le dire. Peut-être en partie parce que c'est celle, dont la récolte correspond à cette période du printemps . On sait le symbolisme sexuel et de fécondité des fèves, et le tabou des Pythagoriciens, Mais il serait aventureux de chercher un rapport direct, bien que la civilisation africaine ait eu jadis peut-être plus de lien qu'on n'en soupçonnerait avec les civilisations méditerranéennes. La fève est un aliment tres apprécie au Sahara, A Ouargla, on s'en gave rituellement au début des fêtes de l'achoura ; et, lors d'une des cérémonies printanières des mariages, la fiancée tire de la marmite une cuillerée de fèves qu'elle partagera avec ses amies . Chez les Beni Snous, Berbères du Nord, c'est pour Ennaîr, , 1° janvier julien, qu'on fait un plat rituel de fèves avec du blé et des pois chiches, dit Cherchem ; si les grains gonflent bien l'année sera bonne . De même, à Gondar, en Abyssinie, on fait bouillir des fèves avec d'autres légumes secs pour la fête des génies agrestes de mai .
La seule explication qui m'ait été donnée est une légende : jadis on achetait les esclaves au Soudan avec des sacs de fèves, ou l'on attirait les enfants, pour les voler, en leur offrant des fèves. Un sultan eut unie concubine noire qu'il aimait beaucoup et dont il eut un fils nommé Bilàl. Pour faire plaisir au sultan, à sa femme et à son fils, les Algérois renoncèrent à la traite. Quand Bilàl mourut, les noirs, reconnaissant en lui un sauveur, lui élevèrent une qoubba sur la plage du Hamma et renoncèrent à manger des fèves avant d'avoir célébré la fêle et tué le taureau.
Une autre légende, qui se rattache à un thème mythique fameux (Baubo déridant Déméter aux mystères d'Eleusis ; la danseuse Uzimé attirant hors de la caverne la déesse solaire Amataratsu) m'a eté dite en Oranie pour expliquer l'ori­gine des grandes castagnettes de fer, querqabou. l.alla Fàthima Zohra, fille du Prophète et épouse de Sid 'Ali, s'étant disputée avec son mari, ne voulait plus sortir de sa chambre. Bilâl inventa alors les qarqabou et se mit à danser. Attirée par le bruit, Fàthima entrouvrit la porte, sourit. Bilàl recula, toujours jouant et dansant. Fàthima rit , sortit et le suivit jusqu'à ce qu'elle se trouvât chez son mari .
Sidi Bllal aimait en effet beaucoup Sid 'Ali. C'était lui, selon une autre légende de la confrérie, qui avait fait son mariage. Uu jour en effet, Fàthima avait fait cuire fort mal du couscous dans un grand couscoussier sur une petite marmite. Mécontent, le Prophète avait juré de donner sa fille au premier homme qu'il verrait le lendemain, Ce fut Bilàl ; mais, trop modeste pour épouser la fille du Prophète, l'Abyssin avait cédé son droit à 'Alî.
Depuis plus de dix ans, comme nous l'avons dit, l'aïd el foul ne se fait plus au Hamma. Un local à l'Harrach ne semble pas avoir donne satisfaction, On regrette la qoubba, la source, la mer. En 1952, un taureau a été tué après une douzaine de moutons dans la cour de la rue des Abencérages, mais pendant les fêtes de cha'bâne qui tombaient cette fois au milieu de mai. Par ailleurs, une autre société, à Hussein-Dey, avait célébré la fête le samedi 10 mai, 15 cha'bane, et date un peu plus proche de l'aïd el foul traditionnel. La bête avait été promenée les jours précédents dans toute la banlieue Sud-Est, escortée des musiciens et d'une vieille, porteuse d'un petit brasero à encens, entrant dans les maisons ou les baraques en planches désireuses de sa baraka. La mise à mort eut lieu l'après-midi du samedi, dans la cour-jardin d'une maison du très pauvre quartier de Léveilley, devant une qoubba miniature toute neuve. L'exiguïté de la place réduisait le public et les cérémonies à l'essentiel, La mise à mort et le dépècement d'un bouc et du taurillon, préalablement encensés et abreuvés de lait, furent faits avec une rapidité et une virtuosité remarquables. Un trou dans le sol recueillit les entrailles. On m'offrit aimablement un beau morceau de foie.
En marge de ce cycle liturgique assez chargé, les noirs d'Alger assurent — ce qui est beaucoup plus connu — chaque mercredi matin les sacrifices de poules avec baignades aux Sept Fontaines des Béni Menad, sur les limites de Saint-Eugène et d'Alger.
Naguère suintaient des rochers, face à la mer, sept minces filets d'eau dédiés à sept génies : le principal à Baba Moussa el Bahri, Moïse le Marin ou le Fluvial, originaire vraisemblablement du Niger ; les autres à Baba Kouri, Touami, Bacherif, Sid 'Ali, le gendre du Prophète, devenu un héros jeune et beau, sorte d'Hercule et d'Apollon, Nana Aïcha qui porte le nom de l'épouse préférée de Mohammed, mais est imaginaire comme une petite fée toute noire et capricieuse, qui aime les bonbons, les joujoux, les objets en miniature : aux Onled Sergou enfin, cette tribu assez redoutable que nous avons vue figurée avec des ornements noirs.
Plusieurs roches rougeâtres se voient à fleur d'eau ; mais il n'y a plus aucune source ; l'eau de la fontaine du square voisin y supplée, qu'un vieux nègre, le Debbah, L’égorgeur, va chercher dans un bidon. Le boulevard domine la mer à laquelle conduit un escalier. En haut, devant la voie publique, sont assises 1 ou 5 Khouniat, sœurs, de la confrérie, des braseros devant elles ainsi que des abats de poulets bien rangés par terre sur des papiers. Après avoir tourné les volailles sept fois dans les deux sens autour de la tête de la malade ou de sa remplaçante, le vieux les égorge, la tête tournée vers la mer qui est aussi, à peu près, la direction de La Mecque. Il est de bon augure que la victime en se débattant se dirige vers la mer. Puis il les plume et les vide, Les plumes sont éparpillées par le vent. Les intestins et le sang vont dans le sable et les eaux, La tête, les pattes, les abats sont déposés soigneusement devant les négresses. Peut-être serviront-ils à des bouillons. La poule est mangée à la maison de ceux qui l'ont apportée ; le malade en mange une part ou boit le bouillon. En 1950, le tarif du Debbah était de 10 francs, Quand il s'agissait d'un mouton, chose rare, il gardait la peau, Pour un traitement, il convient de venir trois mercredis de suite. On emporte aussi de l'eau fumigée au-dessus des braseros, Pour ma part, la 'Arifa, principale des Khouaniat, se contente de me faire croiser les mains, tenues dans les siennes, sept fois au-dessus du Mejmar odorant.
Il faut noter ce rôle du chiffre Sept. Il y a 7 parfums « Sba’ Bkhourat »,« 7 sources , sept génies, 7couleurs, on croise les mains 7 fois, on fait tourner 7 fois autour de la tête ; et il y a aussi 7 vagues : les femmes en effet, à demi déshabillées et surveillées par le vieux qui écarte les passants,
descendent l'escalier, se trempent les pieds dans l’eau et se jettent à deux mains par-dessus chaque épaule de l'eau apportée par 7 vagues successives, Elles lancent aussi à la mer du lait, du sucre, du henné, des bougies.
L'origine de ce lieu de culte qui contraste de façon si étrange avec son ambiance moderne, le boulevard, le square, le trolleybus, l'intense circulation, semble, assez ancienne. Le P, Dan signale au XVII' siècle que les femmes de corsaires vont « à une petite fontaine qui est hors de la ville, sortant par la porte de Babaloy (Bab el Oued). C'est là qu'elles allument un petit feu où elles brûlent de l'encens et de la myrrhe. Cela fait, elles coupent la tête à un coq dont elles font découler le sang dans ce même feu et en abandonnent la plume au vent après l'avoir rompue en plusieurs pièces, qu'elles sèment de tous côtes, et en jettent la meilleure partie dans la mer», Ce pacte avec le diable doit assurer à leurs maris une bonne course, Le P, Dan ne précise malheureusement pas si les officiantes sont des noires ou des blanches ; et nous ne pouvons savoir si le culte soudanais s'est installé dans un lieu de culte indigène ancien.
Les Sept Fontaines furent peut-être d'abord sous la dépendance du marabout voisin de Sidi Yaqoub, Ce marabout aujourd'hui détruit s'élevait, au Nord-Ouest de la Poudrière, sur un rocher schisteux ombragé par un grand olivier. Un peu au-dessus à l'Ouest il y avait une fontaine voûtée où les femmes allumaient des bougies, faisaient brûler de l'encens, jetaient des œufs, des fèves cuites, du pain, ainsi que les plumes et le sang des poules sacrifiées. Elles s'y lavaient visage, mains et pieds, buvaient de l'eau, en faisaient boire aux enfants ; tout cela pendant que les maris attendaient à l’écart, Le marabout était fréquenté par les musulmans, les juifs et de nombreux nègres, L'oukil, en 1833 disait même qu'il y avait plus de juifs que de musulmans et se plaignait de la modicité des offrandes, Sur le rivage les familles juives, après la ziara, venaient festoyer et même s'enivrer, Selon les juifs, Sidi Yaqoûb était efficace pour les maladies et les exorcismes. Pour déceler le démon possesseur, une voyante lisait dans une poignée de grain de blé sur un tamis, et disait s'il fallait tuer une poule blanche ou une noire, ou deux poules, l’une blanche l'autre noire. On frottait les jambes du malade avec du sang ; on jetait le reste dans la fontaine avec de l'eau de fleur d'oranger et avec les plumes, on mangeait la poule au bord de la mer ou l'en jetait les os ; tout cela le plus joyeusement possible.
Ces cultes noirs sont naturellement plutôt mal vus de l'Islam officiel. On dit que, Sidi 'Abderrahmàne., patron d'Alger, les a maudits, d'où la diminution de la population noire. Ils n'en restent pas moins vivants et prospères. Les maris arabes voient d'assez mauvais œil leurs femmes dépenser leur argent et intriguer avec les négresses très influentes et au courant de tout, car souvent masseuses dans les hammams, comme celles de Fès sont Neggafats, organisatrices des cérémonies des mariages. On en a même fait un cas de divorce, Les noirs du diwan font d'ailleurs très attention à proclamer leur foi islamique, ne manquent jamais de prier sur le Prophète, d'invoquer les saints arabes. Leur société, nous l'avons vu, a des raisons d'être sociales et raciales. Du point de vue économique, elle manie, avec les fêtes, les consultations, les quêtes, les sacrifices, des capitaux importants. Elle sait entretenir le zèle de sa clientèle, Elle soigne les maladies nerveuses avec une efficacité partielle mais incontestable, Elle passe pour favoriser la santé, le bonheur, la fécondité. Une coutume, qui se retrouve au Sahara comme on Kabylie, est celle de l'enfant acheté : une femme stérile, ou dont les premiers enfants n'ont pas vécu, va trouver les noirs qui lui font une marque à la jambe. L'enfant qui naîtra sera acheté fictivement pour une menue pièce de monnaie par la confrérie, sera de sa clientèle', et apportera naturellement des offrandes périodiques.
Dans leur rôle de guérisseuses et de devineresses, les 'arfets noires ont des concurrentes blanches, qui n'ont pas leur coté artistique et cérémonial. et| se consacrent aux aspects inférieurs de la magie, du spiritisme et de la sorcellerie. Elle se font appeler Merabthates, maraboutes, mais n'ont rien de saint, boivent l'anisette et le rhum quand leur démon en réclame. Certaines ont des cartes de visite imprimées, avec leur jour de réception, comme les cartomanciennes et voyantes de Paris. On les appelle : ellati taathi laklam, celle qui donne la parole . Elles révèlent les couleurs de l'esprit qui survient, siègent sur une chaise de la même couleur, répondent aux clientes en leur parlant à voix basse sous un capuchon. Elles donnent aussi des séances Djedeb et de sacrifices. L'une d'elles avait récemment réuni à cet effet dix moutons sur sa terrasse avant le ramadhâne. Elles boivent le sang, fument le narghilé (renguila), s'enivrent, dansent en transe (trépignements, trémoussements des seins, rotations de la tête), font mine de s'enfoncer des couteaux dans le ventre et de les retirer sanglants. Plusieurs sont vouées aux Touansa (pluriel de Tounsi), jnoun marins de Tunis très virulents. Leur grande fête dure sept jours : le premier jour le vieux debbah de Seba'a 'Aïoun ou le cheikh du dîwân. seul homme invité, tue un mouton dont elles boivent le sang à la carotide. Le second jour, en rouge, elles incarnent Baba Hamouda, le beau génie, ami des jolies filles, des bijoux et des fêtes, dansent et boivent beaucoup de rhum et de raki (très apprécié des jnoun Megzaoua, tandis que les esprits supérieurs, les rouhaniyin sont sobres), Les jours suivants, on tue les autres moutons que l'on partage entre clientes et affiliées, Certaines se barbouillent de cendres ; de grands bassins d'eau leur servent à s'arroser, ou elles y plongent la tête pour retrouver leur esprits. La principale « marabtha », Lalla K., la voix changée, vaticine sous son burnous et sur son siège de même couleur, rouge pour BaBa Hamouda, rose pour Nana 'Aïcha, qui parle d'une voix enfantine, bleu pour Sid 'Ali.
J'ai pu assister en 1951, lors de l'aïd el Kebir (11 septembre), à une curieuse fête réunissant toutes ces pythonisses au marabout de Sidi Yahya, tres vénéré des Algérois, au milieu d'un cimetière et d'un beau bois de pins, sur une colline de la banlieue. De loin, un entendait les youyous dont retentissaient, au dire des Anciens. les rivages de la Barbarie, Les fils du vieil oukil laissaient le service d'ordre, empêchant les hommes d'entrer. Toléré, en tant que roumi, avec un jeune garçon, je pus assister aux innombrables nechrât. Chaque merabtha venait avec sa cliente, et un plateau portant un encensoir, un aspersoir, un paquet de henné, un pot de lait, dans une salle au sol cimenté, avec un trou dans un angle pour évacuer le sang. Les poules, de couleur appropriée, après avoir été fumigées, tournées autour des tetes, posées sur les épaules, le dos et la poitrine de la malade, étaient égorgées par le debbah et jetées dans un coin, à se débattre, avant d'être remises aux clientes. Le Hénné, le lait, l'eau de fleur d'oranger étaient jetés sur le sang ; les femmes et les sacrificateurs étaient aspergés du parfum, De temps en temps un aide lavait le sol à grande eau. Je dus partir après le couscouss, avant le jedeb. Certaines années, les femmes en transe, après avoir danse, se font attacher bras et jambes contre le corps et roulent du haut en bas de la colline,
Les confréries noires sont assez nombreuses dans le Tell. Celle de Blida sort aux grandis fêtes, va en ziara à Sidi Ahmed el Kebir. En Kabylie, à certaines époques, les Baba Salem parcourent les villages, s'arrêtent pour danser devant les maisons où a eu lieu une naissance de garçon et recueillent des offrandes, Ils en abuseraient volontiers ; aussi cela ne peut-il se faire que sept fois . A Constantine les noirs des quatres Diars (Bahri (fluvial, Niger, Toumbouctou, Bournou, Haoussa), jouent un rôle important dans le pèlerinage du Mcid et de Sidi Ghorab), avec nechras, bains de femmes, tamina (semoule, beurre et miel) offerte aux tortues d'eau , viande jetée aux vautours du ravin de Sidi Mcid accourus ce jour-là (dernier samedi de septembre, en principe), parait-il, de très loin.
A Batna, la confrérie semble florissante; un village d'affranchis avait été installé en 1848, à quelque cinq cents mètres au Sud de la ville ; en 1865, on y signalait le cortège du taureau et les danses d'exorcisme .
Mais c'est en Oranie que la Bilàliya est le plus prospère, On la trouve dans presque toutes les agglomérations importantes : Mascara, Mostaganem, Relizane, Perrégaux, Oran, Aïn Témouchent, Tlemcen, Sidi-bel-Abbès, le Sig, Tiaret, Trézel... Les réunions se succèdent en septembre et octobre, auxquelles on s'invite mutuellement. Il y a souvent dans la même localité deux confréries, l'une généralement d'un noir plus pur que, l'autre. A Mostaganem réside un des plus vieux et meilleurs joueurs de guimbri. le taureau s'égorge au bois sacré de Sidi Mohammed. Mejdoûb), près de Kharouba, au bord de la mer, En i95i, la fête avait lieu du 17 au 30 août, date sans doute avancée à cause du pèlerinage à La Mecque . A Sidi-bel-Abbès, il y a deux sociétés qui font la ou'adha an début et à la fin d'octobre, l'une au faubourg Gambetta, l'autre au faubourg Bugeaud ou Village Nègre. Elles invitent les affiliés d'Oran, Aïn Témouchent, Mascara, Perregaux, Saïda.
A Tlemcen, il y a trois sociétés sous le patronage de, Sidi Blal, les fêtes se font aux deux 'aïds, au mouloûd et en cha'bân, le taureau est égorgé au bois sacré de Sidi Yaqoûb, sous les immenses pistachiers-térébinthes, en automne ou en cas de sécheresse ; il est de bon augure que la victime se débatte avant de mourir ; le sang est recueilli pour être séché et vendu comme remède ; les nerfs servant à faire des boulalas, cravaches, pour les danses extatiques, C'est au mouloûd qu'on exécute les danses de figuration ou carnavalesques, avec vêtements jaunes et rouges, les noms des génies sont à peu près les mêmes qu'ailleurs : Tchenguermama, Baba Moussa, Baba Hamouda, Nana 'Aïcha, Sidi Jathou ou Yathou, Ouled Sergou, et aussi Baba Mouha (diminutif de Mohammed), Lalla Mira.
A Perrégaux et Relizane, villes nouvelles en plein essor et qui ont des quartiers pauvres dits villages nègres, le dîwân de Sidi Blal et particulièrement vivant. Voici la description de la réunion d'automne, à laquelle j'ai pu assister en 1950 a Perrégaux .
le sacrifice du taureau a eu lien le jeudi dans un champ voisin d'un bosquet sacré dominant une boucle de l'oued Habra et abritant les frustes sanctuaires de Sidi Qada, ancêtre d'Abdelkader, et de Sidi Daho (non point leur tombe, mais un « mémorial », un makam) ainsi qu'une haouita, fer à cheval de pierres brutes, dédiée à Sidi Blal, complètement envahie par les cactus et les arroches,
Couvert d'une housse, les cornes ornées de fleurs et de rubans, l'animal est conduit à travers les rues par les joueurs de tambours et de qarqabou, sautant, virevoltant, s'accroupissant sur les talons, pirouettant, Puis la victime est lavée comme pour les ablutions avant la prière. On l'encense en promenant au-dessus d'elle le petit majmour brasero à ben­join. Après avoir encensé aussi le couteau, le sacrificateur dit : bismillah, au nom de Dieu, et plonge le fer droit dans la carotide, la bête fait quelques pas, arrosant la terre de son sang, ce qui est de bon augure, et s'écroule. Quelques vieilles viennent aussitôt boire à la source le sang plein de baraka, avant de s'épuiser dans une danse effrénée. D'autres s'en barbouillent la figure, se dessinent sur les chevilles de rouges khalkhals, la tête, la peau, les intestins, sont donnés au moqaddem, aux deux chaouchs, ses assesseurs, et aux deux 'arifàts, la chair va être suspendue tout, le temps de la fête dans le bit d’el mahalla, et partagée le cinquième jour entre tous les habitants du village.
Ce bit el mahalla, la « chambre des troupes » (de génies,deus Sabaoth), est une réplique paysanne Bit Redjall Allah, la « chambre des hommes de Dieu » de la maison d'Alger. Les danses, même quand elles ont un caractère comique, sont toujours rituelles et sacrées. Cinq jours et cinq nuits, avec des interruptions entre 5 heures et midi, n'en épuisent pas le charme plus que l'extraordinaire variété. Ou y vient comme a une réjouissance, comme à un culte et comme à une médication. L'année dernière, un homme des Ouled Bouhali, de la commune de La Mina, paralysé, est venu au Diwân de Relizane, a offert un bouc ; on l'a encensé, massé avec des mains passees au-dessus de l'odorante fumée ; et il a retrouvé l'usage de ses jambes. Il reviendra et offrira un autre bouc, sinon il pourrait bien retomber malade. Avant les danses extatiques proprement dites, on commence par des danses qui pourraient etre profanes, sur un terain non sacralisé. C’est d'abord, ce vendredi, troisième jour de la fête, la classique danse des Baba Salem, joueurs de qarkabou, tournant dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, avec des accroupissements, des pirouettes, des jambes lancées en avant, des salutations mutuelles.
C'est maintenant la danse des bâtons tenus d'abord horizontalement par deux hommes, comme dans le Bacubert du Briançonnais, en tournant en sens inverse, des aiguilles d'une montre, puis entrechoqués par retournements successifs, comme en Espagne et au Sahara.
Vers cinq heures, on procède à l'installation sommaire de l’emplacement pour le Djedeb, danse de possession extatique : un rectangle de terre battue où l'on ne doit pénétrer que déchausse, fermé de trois côtés par des nattes où prennent place les musiciens : une douzaine de joueurs de Karqabou et le joueur de gumbri, un vieux nègre détenteur de tous les secrets des rythmes et des airs dont chacun correspondant à un génie ou à une famille de génies, devant lequel ou apporte un brasero, une corbeille contenant des couteaux, et un chapelet, des cravaches en nerfs de bœuf tordus, dites boulala.
De jeunes danseurs, armés aussi de castagnettes de fer, tournent à la file, se trémoussant de bas en haut à petits pas engagés, puis sur deux rangs face à face, puis dans le même, sens, allant d'avant en arriere, droits, puis courbés et saluant
par trois fois l'assistance à chacun des points cardinaux. Ils tournent ensuite courbes en écartant les bras, Puis chacun, se détachant successivement, les deux mains tendues, devant le braserro, avance et recule penché, soulève les genoux, lève la jambe gauche en arrière, tournoie en levant les castagnettes, et finalement vient baiser le front du noir joueur de gumbri, Maintenant, c'est deux à deux qu'ils évoluent, soulevant les jambes du côté intérieur, touchant le sol de leurs qarqabou, reculant courbés, tournoyant, s'accroupissant, avant de se réunir pour une ronde générale. Ce n'est encore qu'une préface au véritable jdeb, mais les visages commencent à être plus tendus.
Les exécutants psalmodient debout, à mi-voix, la profes­sion de loi musulmane et la prière sur le Prophète, en levant l'index pour témoigner de l'Unité divine. L'encensoir est promené sur le joueur de, guimbri et de tous les côtés du rectangle.
Un grand garçon élégamment vêtu fait son entrée, croise et décroise sept fois ses poignets l'un sur l'autre, baise le front du chef d'orchestre et danse les bras pendants, les paupières baissées, l'expression concentrée, avançant peu à peu en écartant légèrement puis rapprochant les pieds, hochant la tête tres doucement mais très rythmiquement. Pendant deux heures, il va occuper ainsi, modestement, dans une sorte d'extase distinguée et sans éclat, le fond de la scène où paraîtront des vedettes plus voyantes, On lui passe une abaya rouge, relevée et serrée à la laille comme une tunique russe ; on lui jette un foulard rouge et jaune sur les épaules, aux couleurs du djin qu'il incarne. Et le voici qui change de geste. D'un air noble, il fait tourner ses mains autour de ses oreilles, puis il les écarte à la même hauteur, en tapant du pied gauche, toujours aussi concentré, avec le même détachement dédaigneux.
Au-dessus d'un jeune garçon et entre ses jambes, on fait tourner dans les deux sens le mejmar odorant. Après cet encensement, il va baiser la tète des principaux membres du Diwàn, comme pour demander la permission de participer aux exercices, et il danse, penché, avec son grand-père, le mokaddem du diwân de la ville voisine, les deux se tenant par les épaules.
Le vieux, vêtu de bleu de roi, prend ensuite deux petits drapeaux bleus ornés d'une croix de Saint André blanche et de deux ronds rouges. Il les agite, cependant que le petit remue un foulard et que les qarqabou accentuent leur rythme de six temps séparés par un intervalle. Le vieux ramasse ensuite deux cravaches et les tend, derrière son dos, sans regarder, à son petit-fîls ; il en prend lui-même quatre dans chaque main. Et tous deux se mettent à se flageller le dos en cadence, par-dessus les épaules et par-dessus les jambes. Ils ont des vêlements, mais on entend les coups.
Après cet exercice, une mère vient poser son enfant malade et hurlant sur le dos du vieux qui se balance devant l'encensoir. Après quoi il se couvre d'un voile noir et dis­tribue derrière son dos de longues perches avec lesquelles on dansera en les brandissant comme des sagaies ou en les appuyant sur chaque hanche. Ce sont les piques des Ouled Sergou.
La nuit tombe, des ampoules s'allument dans l'allée et sur l'auvent installé devant le bit el mahalla. Une femme, saisie par « l'attraction », entre dans le rectangle, touche le sol de son doigt qu'elle baise, danse penchée très bas en frappant son dos de chaque bras alternativement, et ne tarde pas â tomber. On l'emporte et on la couvre,
Se fait entendre alors le grand air de Tchenguermama, qu'on appelle aussi Sidï Hassan, un roi des génies, sans doute le même que Seifou Tchengar auquel Michel Leiris et la mission Dakar-Djibouti offraient naguère des taureaux en Abyssinie. Le moqaddem, qui a quitté le voile noir et dénudé son ventre, passe quatre couteaux au-dessus de la fumée du jawi, benjoin, et en donne deux à son petit-fils qui a conservé ses vêtements et, face à son grand-père, va imiter tous ses gestes. Ceux-ci ne sont pas de tout repos. Les couteaux, brandis alternativement par chaque main avec des mouve­ments saccadés d'automates, vont, viennent, avec une rapidité vertigineuse, frôlent les hanches, se piquent sur le ventre, sans s'enfoncer, comme ne pouvant percer la peau. De temps en temps, les deux automates s'arretent, un bras en l'air menaçant, l'autre couteau creusant la peau du ventre. « C'est un don » — me dit le frère du moqaddem de Perrégaux — qui se transmet par initiation, Mon frère le tient de son pré­décesseur, un vieux noir du Soudan qui l'avait porté tout petit, dans les diwàns, sur son épaule, et il l'a transmis à quelques-uns des moqaddems du département. Venez demain et vous verrez les Megzaoua »,
Les Megzaoua sont une tribu de jnoun païens, anthropo­phages et très méchants du pays haoussa, entre Niger et Tchad ; « comme les Indiens sauvages qu'on voit au cinéma », me dit un gosse. Ceux que j'ai vus étaient d'excellente humeur. Mais on me précise bien que ce carnaval burlesque fait partie du jdeb, des danses rituelles. Drapeaux de la confrérie en tête, la jeunesse va se déguiser dans la cour du moqaddem. Tout est mis à contribution : vieux chapeaux de femmes européennes, casques coloniaux, plumes de coq, fausses barbes et fausses moustaches, piques, arc» et flèches d'enfants, petits drapeaux, baïonnettes rouillées, grelots, travestis de toutes sortes. Quand tout le monde est prêt, le moqaddem fait prier sur le Prophète et l'on revient sur le terrain de danse. La fantaisie est de rigueur, On brandit les armes, on multiplie les gestes burlesques tout en tournant dans le sens inverse des aiguilles d'une montre. Un grand « chasseur » règle les autres au sifflet. Un jeune homme transpire avec conviction sous une lourde robe de chambre écarlate-. Un autre, en travesti, mime un accouchement et sort de sa robe un petit baigneur qu'il presse sur son cœur. Un noir aux yeux verts est tout hérissé de plumes. Une vieille négresse imperturbable tourne en brandissant un sceptre de cuir terminé par un grelot.
Soudain, les garçons sortent du cercle et courent vers les champs. Ils vont « à la chasse » et ont, ce jour, le droit de prendre toute bête qui tombe entre leurs mains. Ils vont revenir avec un poulet. Ceux qui restent s'emparent de deux lapins et les massacrent collectivement en se les renvoyant à la volée les frappant de leurs armes, les visant de leurs flèches. Les cadavres sont emportés pour être dépecés; et quand la ronde, devenue de plus en plus effrénée, s'arrêtera chacun mangera un petit morceau cru. Je bénis le ciel que les chasseurs n'aient pas rencontré une chèvre ou un âne.,, On reconnaît là les thémes antiques du bouc émissaire chargé des péchés du peuple, de la victime mise à mort collective­ment pour que personne n'en parle en particulier la respon­sabilité, du repas communiel omophagique. Un autre trait va nous rappeler la Fête des Fous du Moyen âge, où l'Eveque d'un jour parodiait dans la cathédrale les cérémonies de la messe, Un tas de cendres a été versé à terre. Sous la direction des deux 'arifâts, les enfants font l'ablution rituelle avec cette cendre et, s'inclinant, se prosternant, se relevant, exécutent une parodie de la prière musulmane.
Les Megzaoua ont quitté leurs déguisements et tout le monde redevient sérieux. Le rectangle sacré est aménagé de nouveau et encensé devant l'orchestre. Le jdeb reprend comme hier, avec de nouvelles vedettes,
Deux femmes avancent, touchent le sol de leur main droite qu'elles ramenent à la poitrine pour saluer les « gens de la terre ». La plus jeune, en bleu clair et en rouge, les yeux baissés, au visage régulier et paisible, à la taille géné­reuse, danse harmonieusement, écartant et rapprochant les mains dans un geste de douce acceptation, d'euphorie bien­veillante, Elle s'avance vers le brasero, croise les mains derrière le dos dans uu geste de servitude. Elle se couvre d'un foulard rouge et continue, de plus en plus affable, à faire le geste d'éparpiller sur cœur.
À une vieille en robe bleu sombre, on attache autour des seins un foulard jaune vif. D'autres femmes reçoivent aussi des foulards rouges, jaunes et blancs. Une tres vieille, presque impotente, arrive, touche le sol, croise et décroise ses bras et se met à danser allègrement, Deux par deux ou trois par trois, jeunes gens et jeunes filles vont à petits pas, avec des hochements légers qui se transforment en violente agitation de la tête, les mains derrière le dos, devant le mejmar. Un homme lève et abaisse les mains, se frappant violemment le front de ses karkabou. A la fin de chaque reprise, quand la musique s’arrète, ceux du premier rang touchent le sol de leur main droite. De temps en temps quelqu'un de l'assistance entre, déchaussé, dans le rectangle ,et, choisissant un des danseurs ou des danseuses en transe, fait tourner au-dessus de sa tete des pièces qui tombent sur la natte ou la corbeille des musiciens, ou des billets qu'il glisse dans le turban du chef d'orchestre, Le danseur, chaque fois, touche le sol de sa main qu'il ramène à la poitrine. Bien de plus joli que ce doube geste. Un jeune homme, dont les deux camarades font le jdeb, vient faire tourner au-dessus de leurs têtes rapprochées une série de douros, tous sourient gentiment et les transes n'empêchent pas la bonne humeur. Ce qui est frappant dans cette fête, c'est qu'un spectacle qui, vu quelques instants, pourrait donner au profane une impression de sauvagerie et de frénésie, présente en réalité un sympathique mélange d'exaltation coordonnée, de bonne grâce, en même temps qu'un merveil­leux sens du rythme et du geste.
Ce soir le jeu masculin des couteaux est remplacé par l'épreuve féminine des rasoirs. La plus vieille et la plus maigre des 'arafats prend deux rasoirs dans la corbeille, les fumige, baise le front du joueur de gumbrï et du moqaddemn, croise et décroise les mains, La gracieuse dame en bleu pose son pied sur une grosse pierre qu'on est allé chercher dans le bit el mahella et qu'on place contre le brasero. Successive­ment, la vieille gratte, à toute vitesse, avec l'extrémité des rasoirs, allant et venant verticalement en sens contraire, chaque côté de chaque jambe, un peu au-dessous des mollets. Quand un trait ronge apparaît, elle masse aussitôt la jambe avec sa main imprégner d'encens. Deux jolies fillettes, qui ont pris part à la ronde des Megzaoua et au jdeb, subissent la même épreuve sans manifester la moindre émotion, et embrassent à la fin la vieille le qui se traite elle-mème de pareille façon.
Un tas de cendre ayant été versé à terre, les deux femmes s'en barbouillent la figure, s'en couvrent les mains et les pieds. La dame en bleu, jusqu'alors si sage, se frappe les cuisses, tord les bras qu'elle jette de tous côtes, son geste suave de tout à l'heure devenu tragique. La voici à genonx qui se frappe la poitrine ; à quatre pattes, roulant la tète :et qui s'écroule. La vieille resiste mieux . Un de ses bras, comme retourné, dévissé, s'agite dans son dos, Elle s'empare d'une chéchia qu'on lui retire ; puis du chapeau à plumes d'un des « chasseurs ». Elle ramasse la grosse pierre et s'en martèle la gorge en mesure, comme les convulsionnais jansénistes du XVIII' siècle s'administraient les « grand-secours». Les deux fillettes et un garçon s'écroulent à leur tour. Ils sont remplacés par cinq flagellants qui s'emparent des boulalas en nerf de bœuf et caracolent comme des che­vaux difficiles à dompter. Ne sont-ils pas, comme on dit au Soudan, les « montures » de ces « Autres Gens » ?
En Tunisie des phénomènes analogues ont été décrits par Tremearne et Mme Dubouloz-Laffin . Le mot bouri s'appli­que aussi au génie, à la crise de possession, et par extension a une violente colére supposée causée par une possession ; il y a donc bouri accidentel, pénible, et bouri rituel, provo­qué, curatif. Comme dans le Constantinois, on appelle Bou-Saâdia les nègres quêteurs, danseurs et guérisseurs ; on emploie aussi parfois le mot Gnawa, ou Gnawia. Mme Dubouloz-Laffin a vu le cortège du bouc, à Sidi Mançour, a dix kilomètres de Sfax, au bord de la mer ; le sang est bu ; on en marque le front, les mains, les pieds ; on danse dans la mer ; une femme déchire ses vêtements. Dans les séances à l'intérieur on fait les danses de possession ; la 'arifâ indique le jinn responsable et l'interroge pour lui faire préciser le traitement par la bouche du malade.
Il y a une quarantaine d'années, Trmearne décrivit très soigneusement les séances de Tunis et de Tripoli, au mouloùd, qu'il compare, à celles du pays Haoussa : sacrifices de boucs, danseurs « chevauchés » par les esprits, massues, cravaches, haches, couteaux. Il note la valeur curative attri­buée à la danse du bouri, simulant et stylisant les aspects de la folie pour la guérir comme un vaccin ou un remède homéopathique . A Tunis la corporation des Oûçfàne dépend du bachagha du Palais, leur confrérie s'appelle Stan bàli ; leur patron Sidi Sa'ad (d'où le surnom des danseurs Bou-Sa'adiya) a une koubba dans la plaine du Mornag, où se fait annuellement la fête du bouc .
En Egypte, on a noté des faits analogues mais avec une organisation plus exclusivement féminine : possessions, sacrifices, figurations, accessoires ; le mot zar remplace bouri et indique une origine abyssine.
Au Maroc, le nom usuel des noirs des confréries est Gnaoua . Les orchestres se montrent très souvent sur les places : à Jama' el Fna de Marrakech, tous les soirs ; dans les autres villes, au moins pour toutes les fêtes, Des femmes viennent s'asseoir au centre de leur derdéba, qui leur assène les rythmes étourdissants de leurs tambours et de leurs castagnettes, Ils donnent aussi des soirées, leilat, dans les maisons particulières pour soigner quelque malade ou répon­dre à quelque vœu, Mais on a rarement décrit leurs fêtes propres, et étudié leurs musiques et leurs chants .
A Tanger, les adeptes de Sidi Bilàl el Habchi (l'Abyssin), venus généralement du Sous, allaient en avril faire le Hadi el foul, don des fèves à ras el moûl, au bout du môle, devant les hadjar Moka’ain , « pierres coupées », blanchies à la chaux, hantées par les jnoun de la mer. On conduisait un bœuf et un bouc avec des bougies allumées en plein jour, on dansait en priant sur le Prophète, jetait des fèves dans la mer, égorgeait les victimes qu'on allait manger chez un affilié, autant que possible fou ou mejnoùn, avant de danser toute la nuit. Les génies s'appelaient Sidi Hammou, Sidi Moussa, Lalla Mimouna, Jamila, Aicha, Rkaya .
Dans le Sud-Oranais, on donne le nom de Graba (pluriel de gourbi) aux faubourg qu'on appelle dans le Nord « vil­lages nègres » où habitent, avec quelques noirs, les éléments les plus pauvres de la population. A Aflou, le diwân n'est plus qu'un souvenir ; des arabes loqueteux el horriblement infirmes m'ont montré la placette où s'élevait le maqam de Sidi Blal et où se faisaient les fêtes. A Aïn-Sefra au contraire, la confrérie est prospère, dirigée par un homme jeune et sympathique, chef d'équipe dans un atelier. On achète un taureau quand on a assez, d'argent, le grand tambour, pour les cortèges et les fêtes, s'appelle ganga. Le sanctuaire est dans une cour sur laquelle s'ouvre la salle du dîwàn. C'est une petite construction d'argile, couverte, haute d'un peu plus d'un mètre, divisée en deux chambres rectangulaires, l'une, à gauche, pour Sidi Blal, l'autre pour Sidi 'Abdelkader, Bien qu'on les appelle couramment Bambara , les noirs d'Aîn-Sefra ne parlent plus le soudanais. Leurs chants sont plutôt en arabe ; ils connaissent pourtant l'invocation Bouri é Bouri... que nous retrouverons partout. Ils connaissent aussi Chengermama, les Megzaoua (mais sans faire le carnaval figuratif) ; les Ouled Sergou sont plus orientaux. Ils usent des cravaches boulala. Les réunions sont fréquentes ; en principe le vendredi ou le samedi soir.
A Beni-Ounif, le diwàn n'a plus que six ou sept membres assez vieux, et n'a guère les moyens d'immoler que des poules. Le cheikh est un vieux Foulani qui a été capturé dans sa jeunesse par les Katchaka, vendu aux Ait Atha, pris par les Ouled Jérir de Bechar, et finalement affranchi. Les chants que j'ai pu recueillir ne sont pas ceux à proprement parler rituels. Bien que commençant par l'invocation mi-soudanaise, mi-arabe : Yerkoï àkbar, Dieu est le plus grand, ils évoquent surtout les malheurs de l'esclave apporté comme une marchandise sur un chameau. «On m'a amené du Soudan, ô mon frère Bambara. Prenons un bâton et défendons-nous contre ces méchants arabes ». Les cérémonies ont lieu en cha'bâne et aux quatre fêtes musulmanes.
A Colomb-Béchar , l'activité des deux dîwâns (en liaison, non point rivaux ; le premier dirigé par un septuagénaire né au Soudan, le second par tin sourd-muet et composé surtout de gens du Touat) semble considérable. Le makam de Sidi Blal n'est à vrai dire qu'un tas rectangulaire de sable et de pierres dans le cimetière neuf, mdina jédida, à la sortie du ksar, avant les koubbas de Sidi Aisa et de Sidi 'Abdelkader. Les réunions ont lieu une ou même deux fois par semaine, le lundi et le samedi, Le cheikh du premier diwàn, Salem ben el Haj, m'a raconté sa vie mouvementée, Né vers 1880, près des falaises de Bandiagara, il fut pris à sept ans par les Foula, acheté à Tombouktou par les Reguibat Souahel. chargé sur un chameau avec d'autres enfants, vendu au souk de Timimoun contre un sac de dattes et une guerba d'huile, au Cherif Sidi Baba, qui le fit travailler dans ses jardins et le revendit 80 douros (400 francs) à Saïd Ben Salem, chef de la caravane des Doui Menia, qui le donna à son oncle maternel Haj ben 'Abdallah des Ouled Jérir de Béchar. Blessé et fait prisonnier au cours d'un combat avec les Béni Guil, il s'enfuit au bout d'un an et vingt jours et se mit sous la protection de Sidi Bràhîm, le vénéré cheikh de Kenadsa et revint dans les Ouled Jérir. Quand ceux-ci fuirent au Tafilelt à l'arrivée de la colonne française de l'Oued Zousfana, il resta, rejoignit les Français à Taghit, où le capitaine Susbelle le prit comme palefrenier. Il s'engagea aux spahis, prit part au tombat d'Ain Chair, servit au Train, au 11' Tirailleurs de Mostaganem, fit la guerre à Reims, Soissons, Verdun, Arras, fut blessé, amputé, soigné à Paris et à Toulouse, où il connut Joffre, et finalement réformé après douze ans de service, Il avait été, à 18 ans, chef du dîwan de Béchar initié, avant l'arrivée des Français, par le cheikh Benaouda, de S'aida, un soudanais joueur de guinbri ijni passait pour avoir été frappe par les jnoun et gardé par eux sous terre pendant cinquante ans.
Les principaux rijal allah invoqués sont : Baba Hamouda (rouge, guérisseur), Lalla 'Aicha (jaune,), Sid 'Ali (bleu) Chengar ou Jenguer mama (bleu , chasseur et guerrier), les Ouled Sergou (noir), les Megzoua (sauvages de la forêt), Sidi Hammou (jaune, marin), Sïdi Bouhali (avec une jellaba, maître des montagnes), Sidi Moussa el Bahri (blanc, maître des trésors marins), Slimani (jaune, sultan des déserts), Misaji (noir, maître du sous-sol), Jathou ou Belahmar (rouge, maître de tout ce qui est rouge), Lalla Mbirika (blanc, magicienne des femmes), Sidi Mimoûn le Gnaoui, Lalla Mimoûna, et naturellement Sidi Bilâl, ainsi que Moulay 'Abdelkader, Hassan et Hossine, petits-fils, et Lalla Fàthima, fille du Pro­phète ; et aussi Mekka-Madina ; on sait que La Mecque et Médine sont des villes, mais elles sont aussi en quelque sorte une entité personnalisée au nombre des énergies sacrées.
On célèbre cha'bane et les fêtes islamiques, et l'on fait au printemps Laid el foul ou 'aïd el djaj, fête des fèves ou des poules, Les tambours s'appellent deldoul et gonga. Ils sont ornés de dessins au henné, On sacrifie des poules rouges quand on vent s'assurer les faveurs de Sidi Belahmar ; un coq blanc ou une chèvre pour Moulay 'Abdelkader. Un sous-officier français a eu un enfant grâce à une de ces dèbihat.
Les chants invoquent ces génies et multiplient les profes­sions de foi musulmane, les prieres sur le Prophète, La musique fait contraster les rythmes obsédants, comme celui du sang dans le cœur, des bruyants instruments de percus­sion, et les mélodies douces et diserte des voix et du guinbri. A la séance du samedi 17 novembre 1951, participaient une douzaine d'hommes, les femmes restant ce soir-là dans
l'assistance et se contentant de battre des mains, dodeliner la tête et pousser de temps en temps des youyous, Comme instruments, outre les qarqabou, le guinbri, deux tambours, un grand et un petit, celui-ci posé sur le genou, tapé du même -côté d'un bâton plat et de la main, la peau ornée au henné d'une croix avec un cercle au centre, deux petits cer­cles et deux petits croissants dans les angles. Les hommes saisis par « l'attrait » touchent le sol des mains, respirent la fumée du jaoui, se balancent penchés en avant, chaque jambe battant la terre deux fois fortement, puis fléchissant doucement. L'un d'eux saisit à deux mains le brasero de fonte, qui doit être brûlant, danse longtemps avec, s'écroule, On le masse, on lui presse le ventre du pied, on lui étire les bras. Bori bori bena andabou» , crie l'un des chanteurs, cependant qu'un danseur se cravache en mesure le dos avec la boulala dont il a touché le front du cheikh, la terre et les principaux adeptes. Un autre se dévisse la tête dans le sens des aiguilles d'une montre. Un jeune, costumé en jaune, s'écroule en deux bonds. Un autre, presque blanc, fait une danse de finesse, penchant les épaules, sautant sur un pied, puis tournoie les bras tendus, dans les deux sens, vient respirer le jaoui à quatre pattes. Un noir, après s'être cra­vaché, fait le geste de ramasser quelque chose à terre des deux mains qu'il ramène à la poitrine, se met à quatre pattes, roule, hoquetant, sur le côté gauche et se relève comme si de rien n'était. Un grand, vêtu d'un veston européen de bonne coupe sous sa jellaba, coiffé d'un tarbouche, puis d'un bonnet orné de cauris, réclame impérativement l'air qui lui convient, prend deux cravaches, les balance comme pour bénir l'assistance, tournoie rapidement, se flagelle très fortement, martelant le sol de ses pieds. Oy ya la la,., La mélodie part d'une note basse pour s'élever brusquement et redescendre en gradins. « C'est Chenguermama » vient me dire à l'oreille le cheikh. Le rythme devient quatre coups, le dernier tres marqué suivi d'un long intervalle, Puis' l'homme rem­place les cravaches par des mouchoirs rouge et jaune, qu'il fait tourner devant lui et jette avant de toucher la terre des deux mains. Les tambours se taisent, le guinbri joue seul, nostalgique, tendre. Un vieillard chante, la tête penchée sous un turban rose pâle, se frappe les cuisses du bras , se balance sur un rythme à trois battements, joint les mains, touche le sol sur lequel on éparpille des braises, Il tourne les mains jointes, paumes levées, ou bien levant les pans de sa tunique. Tombé à quatre pattes, il danse encore sur deux pieds, puis sur les genoux, respire le brasero, se roule à terre en tonneau. On le masse, on lui étire les bras, il s'éveille, heureux.
Au Gourara, selon le capitaine Roget ,les fêtes des 'Abid ou ouçfane, dites aussi quarkabou ou Dendour,, du nom des instruments, permettent de distinguer des haratin ou Zénétes ceux qui se considèrent connue de race noire pure.
Dans le sud-algérois, il faut aller assez loin pour trouver un diwan bien organisé. A Djelfa, il n'y a plus rien, A Laghouat , la derdeba des Tidjani de Sidi Blal fait des quêtes bruyantes lors des fetes religieuses. Ils tuent le bouc devant Sidi 'Abdelkader, au mouloud, ou quant on désire la pluie. Ils achètent symboliquement les nouveaux-nés, le jour de l'Aid el kébir, dans les familles habituées (une trentaine), qui payent une redevance chaque année le même jour. Ils font en automne, à l'extrémité de la palmeraie, une fête avec une soupe de harissa, Les tambours s'appellent, Taria, grande et petite.
Au Mzab ,les oucfane (qu'il ne faut pas confondre avec les métis ibadithes homriya, mais qui ont avec eux des rites communs ,ont plusieurs maqâms de Sidi Blal. Le premier est situé au sud-ouest de Ghardaia au sommet d'une colline rocheuse qu'il n'est pas à conseiller de gravir à midi. Il est précédé d'un plus petit pour les disciples moins foncés. Celui du sommet est un fort tas de pierres rectangulaire, précédé d'une minuscule courette pour faire cuire à l'abri de quelques cailloux. Des petits tas de pierres sont dressés alentour par les visiteurs pour la baraka. Un gamin qui me conduit soulève une pierre plate et me montre les intestins, les plumes et les pâttes d'un poulet. Il y a des traces de sang sur le mâqam lui-même que surmonte un bâton auquel sont attachés des chiffons dans lesquels on a noué de la rouina et du henné. Un des garçons arrache un fil et l'attache au Herz, étui a talisman, qu'il porte sur la poitrine.
Pour prendre part au dîwîin, il faut être en état de pureté rituelle et pieds nus, comme à Alger et ailleurs, éviter de parler et de rire. La réunion la plus solennelle semble être celle de la 27" nuit de ramadhane. Plusieurs coqs sont immolés après avoir été encensés. Le chef du dîwân leur dit : « Vous êtes lâchés et vous êtes libres », les offrant aux genies. Si un coq égorgé saute en se débattant sur un assistant, c'est le signe que celui-ci a fait, un voeu qu'il n'a pas accompli. Quatre jnoun sont particulièrement connus par leur couleur : Belahmar (le rouge), le plus dangereux, Belasfar (le Jaune), qui rend malade, Belabiodh (le Blanc), qui ne fait que le bien, est plein de gentillesse et réconcilie les ménages, Belakhal (le Noir), qui ne semble pas avoir de spécialité définie. On joue du guinbrï, des castagnettes de fer et des tambours (dendoun, par onomatopée). Des danseurs se cravachent avec les boulala ; d'autres jouaient nagéres avec les couteaux. Les femmes assistent aux séances mais n'y parti­cipent pas. Elles en font à part.
A El Goléa, les dîwiiniya ont une clientèle parmi les harratines, arabes et Zénétes, mais les cadres sont noirs. L'un d'eux à l'habitude de s'habiller en femme et file la quenouille devant sa porte . Il y a un cheikh, un moqaddem, un ma'allem et deux 'arifât, une grande et une petite. On sacrifie des boucs et des poulets. Ou invoque surtout Sidi Moussa el Bahrî et Moulay 'Abdelkader Jilâli. On fait des prophéties, des consultations, des guérisons. On ne met pas en doute l'origine soudanaise. Des séances en plein air ont lieu au bord du lac ; l'un des danseurs en transe se jette, dit-on, à l'eau et rapporte, non mouillés, des pains fabriqués par des génies.
Plus au Sud, des diwâns semblables existent à In Salah, Tamanrasset, Agadès et ainsi de suite jusqu'au Soudan.
Dans le Sud-Constantinois, les dîwâns sont souvent sous le vocable de Sidi Merzoug et il n'est pas toujours précisé si ce nom est celui d'un saint particulier, d'un descendant supposé de Sidi Bilal, d'un ou plusieurs notables de la confrérie, d'un génie, ou un simple surnom (le Chanceux, le Fortuné) de Sidi Bilal.
A El Oued, le gaïd (caïd), est désigné par les vieux noirs ; il porte aux fêtes une abaya verte, Le tambour banga, est tapé sur un seul côté, avec une baguette courbe dite mengar, au centre, et la main gauche sur les bords. Les qarqabou sont désignées généralement par l'onomatopée chakchakât. Le bouc noir a le front orné d'un foulard de soie, tamîma, la tête ointe d'huile parfumée, Encensé, il est égorgé près de la haouitha de Sidi Merzoug. La fête se continue chez le gaïd el ouçfane, Les hommes se rangent par taille depuis le plus grand jusqu'au plus petit garçon ; puis les femmes, voilées, la plus grande derrière le plus petit des hommes. On égorge aussi beaucoup de poules. Une vieille fait le long du cercle avec un brasero à encens, La plupart des noirs du Souf se rencontrent alors et des mariages se concluent ,
A Touggourt, il y a un « caid », mais le personnage important est la khalifa, veuve de l'ancien chef mort il y a 3 ou 4 ans, Elle garde le dar diwan Sidi Blâl et préside avec autorité et majesté aux fêtes de Sidi Merzoug. La principale a lieu fin avril après qu'on ait promené le bouc pour réunir l'argent, Une autre a lieu en octobre après la récolte des dattes. On n'a pas toujours assez de. ressources pour feter bien la 27 nuit, l'aïd el kebir et cha'bane quand ils ne coïn­cident pas avec les deux premières dates du printemps et de l'automne. Le tambour s'appelle aussi banga et les castagnettes chakchakat. On emploie les couteaux et les cravaches, On connaît les Megzaoua, les Ouled Sergou et les autres génies. On se represente Chenguermama comme nue fille avec des voiles et des plumes, Le génie male possède la femme et la jinnia l’homme, me dit encore la khalifa. Pratique-t-on l'omophagie « Ma mère, me dit-elle, avait besoin d'un morceau de viande crue pour reprendre ses esprits après la transe, Moi je me contente d'une petite tranche de foie ».
Le bouc est tenu en laisse avec une ceinture de laine bleue par une fillette. Il a un turban ronge et jaune, et, sur le dos des foulards multicolores offerts par les dévots. «Viens, Merzoug ! dit la belle prêtresse. Vous voyez, il ne suit que moi », Et nous allons en cortège (les joueurs de chakchakat, la khalifa jouant d'un petit tambour, le vieux caïd, et un jeune noir fin et distingué, jouant aussi du tambour, coiffé d'un haut turban rosé, très pieux, portant le chapelet des kadriya) reconnaître la place où se fera le sacrifice. Ce n'est pas aussi facile qu'on pourrait le croire, car une dune est survenue au milieu du cimetière aux tombes mal marquées. Il s'agit de retrouver celle de Nacer, petit-fils de Merzoug le Soudanais, le plus ancien noir venu ici. Nous gravissons la dune, cherchons au-delà, revenons en deçà. C'est ici ! dit quelqu'un. On gratte le sable et on le trouve mêlé du sang du dernier sacrifice, Si Dieu y pourvoie une petite qoubba sera élevée.
Un peu plus au Sud, à Mraier, une confrérie mêlée s'intitule zaouia ou diwan rjal el hachên, société des hommes du rejeton de palmier, et a une succursale a Alger. Les hachachna sont les sédentaires de l'Oued Rir qui travail­lent aux palmiers ; foncés de teint mais pas nécessairement de race nègre ; les rjal el hachen sont les génies de la pal­meraie : On y connaît Chenguermama. On y chante en arabe vulgaire : Njib 'alikonm rani marioud ou rjal el hachan gâ'a siyouda. Njib 'alikoum rani fi'l hâl, 'Abdelkader ia Bouderbala, Nemdah rabbi ou nas ed-dala. 'Abdelkader ia Bouderbala. Njib 'alikoumn rakoum hammeltouni on rjal el hachân ma fihoum douni... Les Hommes du Plant de Palmier sont tous des seigneurs. Je vous apporte ; je suis en transe, ô 'Abdelkader, ô l'Homme aux Haillons ! J'invoque le Seigneur et les Gens de la Célébrité, O 'Abdelkader ô Bouderbala , Je vous apporte ; vous m'avez étourdi. Les rjal el hachân, il n'y a en eux aucune bassesse. » Les Hachaniyine chantent avec accompagnement de Bendir, se frappent le crâne, dansent sur un pied, une main derrière le dos, pleurent dans les deux mains et mangent de grandes quantité de douara, tripes crues, quand ils sont en transe.
À Ouargla le dîwân des Isemgen (noir en berbère ouargli) et leur petite qoubba sont sous l'invocation de Sidi Merzoug, mais on sait que le grand patron est Sidi Blàl. Ce maqâm s'élève dans les sables au milieu de quelques palmiers, après l'hôtel de la Sait. C'est un édifice d'un métre de haut, à quatre merlons d'angle surmonté d'un cône grêle, avec une très petite porte au nord-est, Le sol alentour est jonché de plumes blanches et plus loin d'ossements blanchis. La fête termine la saison des mariages (fin avril, début mai), La journée commence par un repas chez le caïd des ousffâne ; puis le cortège fait le tour des différents quartiers, recueil­lant des offrandes, jouant des castagnettes de fer et des tambours derrière le jeune bouc noir coiffé de soieries rouges et jaunes avec des pompons et des perles de couleur, qui vont être sacrifié. Un bourricot porte la grande marmite dans laquelle il sera cuit.
On arrive à Sidi Merzoug. Le cortège fait en chantant le tour de la koubba dans le sens contraire aux aiguilles d'une montre, celui du thawaf autour de la Ka'aba, celui de l'absoute des morts. On récite la fatiha, première sourate du Coran. Les femmes entourent la qoubba en poussant des youyous, cependant que les hommes dansent sur la piste une douzaine de mètres plus loin, On s'arrête pour le sacrifice, Le bouc est couché à terre, sur la piste, la face tournée dans la direction de La Mecque ; le chef l'égorge, mais de façon, semble-t-il, à ce qu'il ne meure pas immédiatement. Il est de bon augure qu'il fasse quelques mètres dans la direction de la qoubba. « Jadis, m'assure un des membres de la confrérie, il arrivait qu'il allât jusqu'à un puits artésien aujourd'hui ensablé dans ce creux sous les palmiers, y bût, et revint mourir devant la qoubba. » Aujourd'hui, la bête se contente de se coucher dans une traînée de sang, devant l'assistance, gardant la tête droite quelques instants, d'un air doux et comme étonné, mais sans manifester de souffrance. Le ballet des joueurs de qarqabou reprend de plus belle avec des envolées de blan­ches gandouras pendant les pirouettes, bras levés, dans les deux sens, avec des accroupissements rapides, des élargisse­ments et des resserrements du cercle qui ne cesse pas de tourner dans le sens contraire des aiguilles d'une montre.
Le bouc est alors dépecé et mis à cuire dans le grand chaudron avec de l'eau salée ; il ne sera pas mangé sur place, mais à la maison ; les morceaux répartis entre les adeptes et les donateurs. Avec les tripes, les abats et de la semoule, on fait une bouillie nommée arouaï (reghièda en arabe) .
La fête devait se poursuivre dans l'après-midi et la soirée, dans la maison du diwàn, avec ijedeb, descente des esprits divers dans les danseurs en transe, mais une pluie torrentielle (24 millimètres en une demi-journée, ce qui est la quantité d'une année moyenne), survint, qui arrêta tout. La maison eut risqué de s'écrouler sur les hôtes.
Les dîwàns se continuent vers le Sud jusqu'au Soudan où ils se perdent dans la masse des croyances et coutumes aux-quelles on donnait naguère le nom général d'animisme. Le mot arabe est passé dans le sonraï. On l'a noté à Ingall, Goundam, Tombouctou, Gao . L'usage a dû se répandre de la boucle du Niger vers le Nord par le Hoggar, Ghat et In-Salah et vers le Maroc par Tabelbala et le Touât ; comme en sont revenus le nom arabe et les apports islamiques. Les relations, très anciennes, ont été accrues, on le sait, au XV siècle par les conquêtes du sultan Mançour le Doré, Nous ne nous étonnerons pas de voir invoquer au dîwân de Tombouctou comme à celui d'Alger, le saint de Bagdad ' Abdelkader Jilàlî et le génie du Niger Moussa el Bahrî. M. Jean Rouch a décrit, pour le pays sonraï, l'initiation et les danses de possession des Bari « chevaux » des génies. De même plus à l'Est, on danse le follé-follé), et le bori Haoussa a été sérieusement étudié par Tremearne .
Plus à l'Est encore, le culte des Zars est connu en Abyssinie, Erythrée, Somalie, On l'a même signalé en Arabie, En Abyssinie, il a été étudié de très près à Gondar par Michel Leiris, Il y est connu des musulmans et des chrétiens, La méthode de la musique et de la danse pour amadouer les esprits passe pour avoir été imitée des musulmans. Plusieurs mots techniques sont empruntés à l'arabe : Ouliya, saints s'appliquant aux grands zàrs et aux grands illuminés ; djinn. désignant des génies aquatiques néfastes. Un des plus grands Zars, Seyfou Tchangar, correspond à notre Tchangar mama ; son attribut est l'épée (Seyf en arabe), comme le second préside, nous l'avons vu, au jeu des glaives.Il est bon chrétien ; son Foûkkara, thème de guerre commence par : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Dieu unique ».
On lui offre des taureaux rouges ; la gorge est d'abord ouverte en longueur avant que la trachée ne soit tranchée transver­salement, pour mieux conserver la peau, dit-on, La directrice de la secte des possédés, incarnant Tchangar, boit une tasse de sang chaud, puis, incarnant un de ses lieutenants, mange un mélange cru de douze parties du corps, avec du sel, Coiffée du diaphragme, elle trône et distribue ensuite des galettes, graines grillées, boulettes ; et l'on boit de l'eau miellée et de la bière. Cette fête d'octobre dure une semaine avec transes, gurri, et parodies religieuses (comme en Oranie). Le gurri est la rotation de la tète (dans l'un ou l'autre sens selon les cas) et le balancement pendulaire du corps d'avant en arrière, par lequel le zârs survenu marque son emprise, sa victoire, sa colère ou sa satisfaction, Notons que la liturgie des zârs s'accommode au calendrier chrétien, comme celle des dîwàns au calendrier hégirien ; et qu'on ne sacrifie pas pendant le carême.
Aux Antilles et spécialement à Haïti, les dernières obser­vations méthodiques sont celles de Rigaud, Leiris, A.. Métraux, etc.. , On y trouve des rites analogues à ceux de l'Afrique du Nord, des classes d'êtres surnaturels auxquels correspondent des instruments, airs, gestes,., Les textes sont en créole avec des passages africains qu'on ne semble plus comprendre. Le Vaudou antillais est d'origine assez mêlée, comme les esclaves importés, mais nettement plus méridionale (Cote d'Ivoire, Cote de l'Or, Dahomey...) que les dîwâns de Sidi Blâl, d'influence soudanaise. Il en est de même au Brésil, où Clouzot , qui a décrit les cadomblés de Bahia, a trouvé des détails précis, comme la pièce tournée au-dessus de la tête du danseur en transe, analogues à ceux d’Algerie.
Les chants :
La conservation des chants, à de si longues distances dans l'espace et le temps, est sujette à bien des aléas. Les paroles ont pu d'autant mieux se mélanger que les Diar sont moins distincts qu'autrefois, que les chants sont des invocations, susceptibles de variations et de répétitions, plus ou moins bien comprises par les chanteurs eux-mêmes, qui, ne parlant aucune de ces langues et traduisant, consciemment ou non, en arabe ou en français, dès qu'ils ne récitent plus mécani­quement, peuvent confondre haoussa, sonraï et bambara, quelle que soit la force incontestable de la tradition. Il ne peut guère être question d'établir des textes, mais plutôt d'en donner une idée et d'en tirer quelques indications pré­cises qu'ils contiennent, comme nous l'avons fait à l'occasion ci-dessus pour ceux qui sont moins purement soudanais.
Pour Alger, Andrews a donné, en 1903, avec notation musicale, trois textes de l'Est et de l'Ouest nommant Baba Moussa, Doundourouso, Baba Inoua. J'en ai recueilli plusieurs avec Léo-Louis Barbes, qui en a fait la notation musicale. Voici le chant de Changarmama :
Banouari Changuermama
Bouré é bouri ennadabou
Nari é nari é kaîd Baba Inoua
Adzkour Allah, Baba Merzoug, seken Bornou
Un autre chant, de l'Est, invoque Misardji et Sidi Baoua en même temps que Sidi 'Abdelkader. Un air du centre invoque Sidi Moussa (du Niger) et Ta Houa (des Ouled Sergou).
Les chants d'Oranie, plutôt centraux (sonraî) et occiden­taux (bambara) invoquent Sidi Moussa et les rjal el bahr (les hommes de la mer ou du fleuve), les hommes du Soudan, les maîtres du diwân, les Sergou, Lalla Birika ou Embirika, Slimani, génie de l'air occidental, Baba Hamou, aquatique et occidental, Baba Merzoug moul bourhan, maître de la puissance miraculeuse, plus oriental, Changuermama, avec ses surnoms de Banouari, le danseur aux glaives, et de El Hassâne, le Beau, Sidi 'Abdelkader sous son surnom de Bouderbala, Mekka-Medina, les deux villes saintes, en entremêlant le tout d'invocations a Allah, de la profession de foi musulmane, de la prière sur le Prophète.
A Ouargla on appelle les hommes de la mer ou du fleuve, les hommes de Dieu, les hommes du dîwàn, Tsangar ou Jenguer mama. Banouari, Baba Moussa, 'Abdelkader Jilalî... Il en est de même à Touggourt, à Ghardaia, etc., où l'on flatte gentiment la jolie Mbirika aux lourds khalkhals.
Toujours nous retrouvons le grand air de Changarmama, et la phrase Bouri a bouri... avec ses variantes : Bouri é bouri ennadabou... benoiyédabou,., manaangabou... benaandabou... bourgnaandabou... boulebnadabou... - Génie ô mon génie, où es-tu ? où es-tu depuis si longtemps ?.., où es-tu pour m'abandonner ?.„ il y a longtemps que je ne t'ai vu ! Lève-toi !
Avant d'en venir à des formes plus évoluées et qui se passent du symbolisme des génies on peut se demander quelle est la raison profonde de phénomènes qui paraissent aberrants à une mentalité moderne rationaliste (elle-même à un certain stade qu'un autre point de vue peut faire dépasser), mais qui s'intègrent dans l'ensemble des faits religieux et dont on retrouve l'écho dans les religions les plus hautes, lesquelles n'ont peut-être pas à gagner a se séparer trop brutalement de leurs infrastructures, Deux mots grecs répondent à la question : Catharsis, purification et extasis, sortie.
Nous ne prétendons pas exposer en détail les théories de Platon, Aristote et Plotin. Toujours est-il que la connaissance des Aîssaoua et des dîwâns noirs renouvelle notre comprehension de l'Antiquité, On sait le parti que vient de tirer M. Jeanmaire dans son Dionysos de la comparaison entre les descriptions de Leiris, Tremearne, Riya Salima, Brunel et les textes concernant les thyases antiques : dames extatiques, performances, divination, sacrifices, guérisons, airs, « che­vauchements », jusqu'aux mouvements , jusqu'aux routines, car « il y a plus de porteurs de thyrse que de vrais bacchants ».
Les peintures des vases grecs et les allusions des ecrivains
permettent de reconstituer certaines altitudes et certains pas de danse. On trouve chez les très archaïques Corybantes de la Grande Mère les bonds, les sauts, la flexion et contorsion du buste en arrière avec rotation de la tète, la flexion en avant avec rotation de la tète penchée. Les bacchantes cambrent le corps, le balancent d'avant en arrière, tournoient échevelées, s'écroulent. Il semble d'ailleurs que ces danses orgiastiques grecques soient plus échevelées et tourbillonnantes que celle du zâr et du bori ou des aïssaoua. Plus que la pirouette, ,les tournoiements violents par piétinement rapide sur la pointe ou la plante sont un des traits saillants des danses grecques ; avec cambrure et fléchissement des genoux quand elles sont orgiastiques.
Les Courétes de Bhea , mimant la danse des épées dont les chocs apotropaiques avaient protégé la naissance de l’enfant divin arrivaient à l’extase grâce à ces heurts rythmés à des pas tourbillonnants et à des trépignements .
La danse des bâtons (cérémonielle souvent en Espagne), même aux diwâns d'Oranie, est généralement d'allure moins mystique ; pourtant j'ai vu les gens d'In-S'alah exécuter cette ronde, la nuit, dans le sens solaire, chantant en l'honneur de leurs saints, se retournant pour frapper leur bâtons, arriver, au bout d'un certain temps à un état de tension impressionnant.
Les satyres du cortége dionysiaque sont représentés dansant avec des accroupissements et des ronds de jambe, un un peu comme nos Baba Salem.
Les Cinaedes malfamés de la Déesse Syrienne décrits burlesquement par Apulée (Ane d'Or, VIII) se renversaient la tète, tournant le cou dans tous les sens et faisant voler leurs cheveux, se flagellaient et s'entaillaient les chairs avec des
couteaux. Les fanatici de Mâ-Bellone, protégés de Sylla s'anesthésiaient à force de tournoyer, se tailladaient avec des glaives et des haches, buvaient le sang, prophétisaient, comme les prêtres de Baal décrits au livre des Rois, On voit la grande variété des gestes de la danse extatique ancienne, dont on pourrait multiplier les exemples, Cette variété se retrouve dans nos confréries modernes, depuis les gestes des diwàniya jusqu'au râle rythmé des Chadeliya, en passant par le jdeb des Aïssaoua et la valse cosmique des derviches tourneurs pehlevis. On ne peut nier une parenté ; mais répétons
que les aspects les plus frénétiques paraîtraient plutôt le fait de la Grèce et de la Rome antique, s'il n'y avait pas à tenir compte de ce que les littérateurs et plus encore les peintres ont eu naturellement tendance à représenter des paroxysmes.
II en a été de même pour les récits des voyageurs décrivant les « terrifiantes » ou « répugnantes » prouesses des derviches.
Alors que ce qui frappe surtout dans les hadhras, c'est le rythme, l'orchestration, la stylisation, la discipline, la gen­tillesse, la prédominance générale des aspects harmonieux malgré les audaces des détails.
Quant à l'effusion de sang, elle n'est guère le fait que des processions de moharrem en Orient pour le deuil de Hussein, et des Hamadcha et Dghoughiyin du Maroc qui poursuivent sans doute un but plus naturiste que psychologi­que, Au contraire, en règle générale, le sang ne doit pas couler quand l'état souhaité est atteint.
Le principe sous-jacent est de capter, dominer, régulariser, apprivoiser les forces intérieures et exterieurs, d'intégrer par exemple les manifestations d'une névrose dans celles d'un culte ; le traitement du mal nerveux, toujours assez mystérieux, se basera sur l'idée que les symptômes morbides seront guéris par la bonne volonté de l'esprit qui les a causés, mais aussi sur l'expérience « qu'un soulagement résultera d'un paroxysme » ; la manie, la folie sont soulagées par les pratiques qu'elles ont elles-mêmes enseignées, si on les pratiques qu’elles ont-elles-memes enseignees , si on les stylise ; les états morbides seront transformés par élimination du facteur dépressif et leur utilisation en vue d'un nouvel équilibre de la personnalité « par une sorte de symbiose avec l'esprit possesseur devenu esprit protecteur, et par une nor­malisation, sous forme de transe provoquée, de l'état de crise ».
Nul doute que la tension, le déchaînement, la détente qui marquent la transe, ne soient profondément agréables, en dehors même du soulagement d'états nerveux ou psychiques anormaux, Mais il y a aussi le fait d'une « extase », d'une « sortie » hors du moi limité, d'une communication avec des sources d'énergie, qu'on retrouve sous une forme plus pure et plus évoluée avec des concepts plus métaphysiques , dans les confréries comme les Aïssaoua et comme les Derqaoua . L'âme tend à s'unifier, se pacifie, se décante, se perd et se retrouve.
Pour Aristote (Pol. 1342 a 5), qui précise que « les mélo­dies cathartiques procurent un plaisir parfait », la catharsis consiste à porter à son comble la passion à purifier, à purger, en la transposant sur le plan de l'art. C'était un lieu commun que l'orgiasme bachique faisait surmonter les crises de dépression en les purgeant de leur effet nocif et pénible ; et Quintilien notait que, chez les incultes, l'angoisse devant les traverses de la vie s'en trouvait allégée. Pour Platon (Lois, VII, 791) « ceux qu'on fait participer à la danse et a la cadence de la flûte avec les dieux auxquels ils ont offert un sacrifice agréé, échangent leur comportement qui pour nous est folie contre un maintien raisonnable. »
Outre la purification individuelle, le rite délibéré évitant la maladie imposée, il y a aussi l'idée que les danseurs initiés au bori prennent sur eux sans trop de danger les maux qui pourraient tomber sur les profanes de la communauté .
Le rôle de la musique est inséparable de celui de la danse. De même que chaque génie a son air, que les diwânis cher­chent, attendent, demandent, subissent, pour avoir le contact entre leur « état » et les sources d'énergie, de meme, selon Plutarque (Amat.. XVI), dans les orgiasmes de la grande Déesse de Pan et de Dionysos, l'agitation va de pair avec une mélodie donnée ; il suffit de changer « le rythme, en supprimant le trochée, el l'air, en abandonnant le mode phrygien, pour que les bonds s'adoucissent et prennent fin ». Et Platon (Ion, 536) précise : « Ceux qui corybantisent res­sentent immédiatement cet air seul qui est celui du dieu par lequel ils sont possédés et sur cet air improvisent avec abondance gestes et paroles sans se soucier des autres », — ce qu'il compare à l'inspiration poétique et à l'affinité pour tel poète ou telle muse, et ce qui correspond à ce qui se passe dans les séances de zar et de bori .
Pour Jamblique « la puissance de Sabazios a la propriété de déterminer le bacchisme, de purifier les âmes et d'apaiser les vieilles colères », c'est-à-dire de réconcilier les hommes et les dieux, desquels vient la force mantique, partout répandue mais saisissable seulement grâce aux invocations et aux rites ayant avec elle une affinité analogique. Certains airs agissent sur le mental, d'autres ont une affinité avec certains dieux et établissent la communication avec le monde divin ; l'âme retrouve alors en eux l'écho des musiques éternelles auxquelles elle participe autant qu'il est en elle d'y participer .
De même pour Platon (Phèdre) l’enthousiasme et l'anamanise font retrouver les Idées éternelles; et les diverses « manies » : amoureuse, poétique, mantique, télestique (des mystères} et orgiastique (l'origine de l'aspect pathologique est rapportée aux « vieux ressentiments » des dieux, dont les effets sont t remis d'aplomb » grâce à ces orgiasmes) sont toutes le fruit d'un « enthousiasme ».
L'inspiration par la muse et la possession par le daïmon ne sont pas de nature essentiellement différente ; il peut y avoir transe chez le poète et inspiration chez le possédé. Nous pourrions presque dire en corollaire que, si la poésie est une possession, ce qu'on appelle possession est une sorte de poésie, Et l'on peut penser que la relation établie avec ce qu'on désigne par l'esprit, en vue de la catharsis, est une des sources originelles de l'art, comme l'orgiasme et les danses extatiques sont (selon Rohde une des bases de la croyance en l'immortalité de l'âme.
Et ces « génies », qui sont-ils ? Des daïmones néoplatoniciens, intermédiaires entre les dieux et les hommes, des sortes d'anges gardiens inspirateurs, comme celui qui accompagnait Socrate ? Des diables à la mode médiévale ou comme ceux qui agitaient les Ursulines de Loudun ? Des êtres plus ou moins intelligents, capricieux, bizarres, susceptibles, créés de feu subtil, normalement invisibles mois pouvant prendre diverses formes, vivant plus longtemps que les hommes auxquels ils peuvent faire du bien et du mal, de caractères et de religions diverses, selon la conception musulmane courante !
« Ils existent puisqu'ils ont un nom », me disait un jour une femme, Argument péremptoire, Numina nomina. Mais on peut distinguer conception en droit, ce que recouvre la pensée, façons dont on la formule et exprime. Il ne faut pas appuyer d'un doigt trop lourd... Le nom qui prouve l'existence implique-t-i! la personnalité ? Du fait même qu'on les multi-localise, il est permis de voir en eux, moins des individus séparés, que la personnification des forces mystérieuses, inquiétantes, plus ou moins maniables, terrifiantes ou délicieuses de la nature et de l’âme .


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