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On n'ose pas s'interroger sur le sens de la modernité et de la tradition Taoufiq Izeddiou. Chorégraphe marocain



On n'ose pas s'interroger sur le sens de la modernité et de la tradition                                    Taoufiq Izeddiou. Chorégraphe marocain
Taoufiq Izeddiou est le directeur du Festival international de la danse contemporaine de Marrakech. Il est également responsable de la compagnie de danse Anania. Au 4e Festival international de la danse contemporaine d'Alger, qui s'est déroulé du 15 au 22 novembre, il a présenté son dernier spectacle Aaleef.
- Aaleef, c'est le début de l'alphabet arabe. Est-ce un appel que vous lancez à travers ce spectacle de danse contemporaine, pour un back to roots, retour à l'origine '

Je dis plutôt : «Aâah». C'est le premier son pour le nouveau-né. Les artistes japonais qui pratiquent la danse but' (une évolution naturelle du nô et du kabuki, ndlr) disent à tous ceux qui veulent comprendre le sens de cette danse : «Mais il y a tout dans l'enfance.» Il est toujours bien de lire, écrire, voyager, regarder le monde, apprendre, mais si tu veux te comprendre, regarde dans ton enfance. Tu vas savoir pourquoi tu aimes ceci et tu détestes cela ! Il y a parfois des poches noires dans nous. Difficile de les ouvrir.

- Et vous montez sur une estrade au début du spectacle'

Politiquement, on monte sur une estrade pour faire des discours. Ce jeu physique, c'est moi quelque part. C'est une transe, une danse non composée, instantanée. Je réagis par rapport au monde d'aujourd'hui. Dans le spectacle, il y a des voix, de la folie, de la colère, un couloir, le rapport à l'autre. Sur l'estrade, le danseur est en déséquilibre, peut tomber, prend le risque. Il y a aussi ce rapport à la terre, nous avons des racines comme celles des arbres, mais cela reste également vague.

- Il y a ce clin d il à la culture gnawie avec la présence sur scène du joueur de gumbri, Maâlem Adil Amimi'

Si je parle de l'arbre et du contemporain, j'évoque également la tradition. Où en est-on par rapport à ces notions de tradition et de modernité ' Que peut-on prendre de l'une ou de l'autre ' On est coincé et ouvert à la fois ' On est tantôt contemporain, tantôt traditionnel, tantôt ouvert, tantôt fermé' Que faut-il dire alors ' Nous avons plusieurs identités. Dans Aaleef, Adil Amimi travaille avec le gumbri fait à partir de peau de dromadaire, du bois' des matières ancestrales et naturelles. On est dans l'héritage aussi. Le gumbri demeure un instrument avec lequel on peut faire beaucoup de choses. On peut jouer à la Jimmy Hendrix. Le gumbri s'est électrifié aussi. C'est un peu mon parcours. Je suis entre l'Afrique et l'Europe, un va-et-vient entre les deux continents. Et je m'interroge sur le rapport à la communauté et sur le rapport à l'individu. Quand l'espace individuel s'arrête-t-il et l'espace public commence ' Des questions qui se posent à notre société. Pour ce rapport modernité tradition, je cherche encore des réponses.

- Sur le plan scénographique, la scène, pour le spectacle Aaleef est découpée en deux parties, l'une obscure, l'autre lumineuse, deux mondes qui s'affrontent '

Il y a ce côté plastique de la chose et ce côté volume de corps. On ne voit pas l'expression de mon visage. Je ne tiens pas le spectateur par mon visage ou par les mots, mais par un corps, par un volume. Dans ce contraste et ce reflet, une autre danse se dégage. La silhouette projetée peut être humaine ou animale. On peut voir l'homme debout ou qui essaie de l'être, l'homme qui chute, l'homme horizontal, l'homme vertical. Nous avons le temps de lire tout cela.

- C'est un peu une réflexion sur l'homme d'aujourd'hui, pris dans toutes les géométries'

Oui. Grandir, cela fait mal. Qu'est-ce que c'est que se mettre debout. En passant de l'autre côté de la scène, sous la lumière, l'homme devient autre chose. Chacun peut l'interpréter à sa manière : travesti, moqueur, rigolo. En territoires palestiniens, les gens qui ont vu le spectacle ont pensé au mur de séparation parce que sur scène, il s'agit de mur de lumière composé par trois perches de projecteurs. Au Mali et en Afrique du Sud, on a estimé que passer de l'autre côté, c'était l'Europe. Au Brésil, on a pensé que c'était un travesti qui était sur scène. Des femmes ont cru déceler l'expression de la part masculine et féminine de l'homme. Je profite de la rigolade pour oser des choses, des mouvements. On n'ose pas encore aller dans les poches noires, se remettre en question, s'interroger sur le sens de la modernité et de la tradition aujourd'hui, se demander sur la pratique de la danse contemporaine dans nos sociétés, là où on a grandi presque dans un carrefour, entre le Monde arabe, l'Afrique, la Méditerranée. Il y a un problème identitaire.

- Cette référence à la culture gnawie, est-ce une manière de se protéger '

Ce n'est pas tout. Dans le spectacle, Aaleef, vous avez vu que le danseur tente d'être en harmonie avec le joueur de gumbri. C'est une question d'apprentissage. Je suis le chemin du musicien. Depuis le début, je suis dans un couloir, j'avance, je pars vers le cercle. Le monde tourne' Si l'on voit bien l'histoire, on tourne en rond. Je ne sais pas si on avance. En tout cas, il y a la plante qui s'éteint la nuit et qui se réveille le jour'

- A la fin du spectacle, une torche rouge tourne dans l'obscurité totale. C'est peut-être une façon à vous d'exprimer cette philosophie'

La scène est entre l'obscurité et la lumière. Il y a ce souci d'être bien vu, bien éclairé. Après avoir fait tourner la torche qui ressemble à un phare, je mets des lunettes lumineuses. Manière de revenir à une flamme intérieure qu'on doit alimenter pour qu'elle reste allumée. C'est, en fait, la vraie lumière. C'est elle qui permet de continuer d'avancer. (') Je me pose parfois des questions si je fais réellement de la danse contemporaine. Le contemporain est un courant artistique qui draine beaucoup d'écoles, de techniques, de schémas' Peut-être que je fais de la danse d'aujourd'hui, la danse actuelle, la danse créative où l'on trouve beaucoup d'âmes, de corps, d'abstractions, de choses inconnues, de langage direct, de déséquilibre, la lumière à géométrie variable, donner le dos au public'

- En dépit de tout, êtes-vous optimiste '

Oui, je le suis. C'est pour cela que je continue de faire des spectacles. Il y a une petite graine d'espoir. Quand j'ai commencé le spectacle, les révoltes arabes étaient déjà parties. D'où la reprise du poème de Mahmoud Derwiche, Nahnou el bidyatou (Nous sommes le début). Ce poème est porteur d'une petite chorégraphie. Mes souvenirs sont également présents dans le spectacle comme El Adhan. J'ai fait un enregistrement du son de rue de la maison parentale à Marrakech jusqu'à l'école où j'ai été scolarisé. Je suis reparti sur le même chemin, même si les sons ont changé. Une manière de replonger dans l'enfance, le jeu, la course rapide après l'école'

- Comment évolue la danse contemporaine actuellement au Maroc '

Cet art n'est pas encore bien organisé au niveau des lois. Il n'y a pas de lieu pour la danse, pas de ballet. La majorité des artistes travaille entre l'Europe et le Maroc. Il existe quatre ou cinq chorégraphes qui essaient de faire les choses différemment. Ils ne sont pas dans la reproduction de ce qui a été déjà fait, dans le copier/coller. Ils sont dans des questionnements, chacun avec ses propres formes. Il y a une réflexion. J'organise un Festival international de danse contemporaine à Marrakech. La huitième édition aura lieu fin février 2013. Le public a besoin d'un peu de temps pour bien comprendre cet art. Il faut discuter avec le public, maintenir la programmation des spectacles et des débats. Nous essayons d'organiser un festival différent. Avoir une certaine originalité. Nous avons inventé par exemple ce qu'on peut appeler «danse en appartement». On peut danser dans notre appartement en invitant le public. C'est une forme de rapprochement. Nous avons aussi inventé «danse contre nourriture», donc ce n'est pas «pétrole contre nourriture» ! Des gens accueillent des danseurs chez eux, préparent la scène et offrent des plats. Les gens deviennent des organisateurs d'événement, invitent le public. On vient, on mange et on discute sur l'art. C'est une belle façon d'initier notre société à la danse contemporaine. Les gens sont petit à petit sensibilisés à l'importance de cette expression artistique. Le danseur n'est plus un monstre ou un démon ! C'est une ouverture, sans oublier sa culture et ses origines. L'art contemporain est un tout, architecture, design, théâtre'

- Qu'en est-il de votre troupe Anania '

On peut dire que c'est la première troupe de danse contemporaine maroco-marocaine qui a amené un nouveau souffle à cet art. Anania existe depuis douze ans. Elle est composée de deux chorégraphes (Tewfik Izediou et Saïd Aït El Moumen), la troisième chorégraphe (Bouchra Ouizguen) a créé sa propre compagnie. Nous travaillons sur le festival et sur la formation. Chacun de nous fait ses propres créations. Anania tente d'élargir son champ de formation surtout localement en prenant en compte la nécessité d'expliquer. Par exemple, lorsqu'on évoque la danse contact, il faut initier les jeunes à cette forme d'expression. Il faut débattre des différentes manières de se toucher et avoir une danse contact de chez nous.
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